par Jean-Pierre Hilaire
Fondée par Mahomet à Médine à l'automne de 622, la religion musulmane concurrente directe des autres religions monothéistes, le christianisme et !e judaisme, a connu jusqu'au 13e siècle une expansion ininterrompue. Phénomène purement arabe au départ, e!le transcende les clivages ethniques en conquérant aux sens religieux et temporel du terme le Moyen Orient, une partie de l'Asie, de l'Afrique et la péninsule ibérique. Aujourd'hui l'lslam a le vent en poupe. Il fait peur en Occident surtout depuis l'avènement d'une république islamique en Iran. Cette année, Magazine Hebdo, Jeune Afrique, V.S.D., Le Monde, etc., ont consacré des enquêtes à la menace venue de Téhéran. on voit la main des "fous d'Allah" partout, de l'attaque des commandos suicide contre les contingents français et ambricain à Beyrouth à l'attentat dans le TGV en décembre 83. Du coup les immigrés musulmans dans l'État français paraissent suspects. Le Premier Ministre Pierre Mauroy a mis en cause certains d'entre eux lors de la grève à l'usine automobile de Talbot
Poissy,
La première question à se poser est peut-être celle des raisons de ce renouveau récent de l'lslam aprbs des siecles de déclin et de stagnation.
L'Oummah (Communauté des croyants) islamique est forte de près d'un milliard de personnes disséminées dans cinquante pays aux régimes sociaux les plus divers. Il existe deux grands courants, le sunnisme et le chiisme, le premier étant largement majoritaire. La divergence porte sur l'exercice du pouvoir. Pour les sunnites le prophète n'ayant pas reglé lui-mème le problème de sa succession, c'est à l'Oummah qu'il revient de déliberer pour trouver un compromis acceptable par tout le monde. Les chiites quant à eux attendent le retour du douzième descendant direct du prophète, I'lmam el Mahdi, disparu en 873. En son absence tout pouvoir civil ou religieux est frappé de nullité. L'originalité de Khomeiny en Iran (chiite à 95 %) est d'avoir imposé la notion de Faqih, expert infaillible, notion que les sunnites peuvent accepter.
Pourquoi un obscur ayatollah exilé pendant plus de trente ans en Irak a-t-il réussi à la surprise génerale à abattre le régime pro-occidental considéré comme le plus stable de cette zone ? La réponse est complexe. Khomeiny représente pour les chiites d'lran le dirigeant politico-religieux légitimé par son prestige: trente années d'exil et une opposition irréductible au Chah, et sa victoire: la chute de Reza Pahlevi grâce à la désagrégation morale de l'armee impériale (la plus forte et la mieux équipée de la région) et au sang versé par les martyrs celébrés par des deuils où les chiites ont pu donner libre cours à leurs émotions religieuses exacerbées. Le défi à l'Amérique avec l'affaire de la prise d'otages de l'ambassade des USA à Tehéran et maintenant le défi à l'Occident avec la menace brandie par le regime islamique de bloquer le détroit d'Ormuz n'ont fait que renforcer l'emprise de Khomeiny en Iran et ceux qui prevoyaient la chute rapide de la révolution islamique en sont pour leurs frais. Mais cette révolution a une influence qui dépasse les frontières de l'lran et là d'autres facteurs entrent en jeu pour expliquer ce phénomène de contagion.
Si l'lran islamique a lancé un défi à l'Occident, c'est-à-dire pas seulement à l'Amérique mais aussi à l'URSS athée, il n'est pas le premier pays à l'avoir fait au Moyen Orient. A y regarder de près, Nasser, dirigeant charismatique de l'Égypte, chantre de la nation arabe, et Khomeiny ont des points communs. Nasser n'avait certes pas le prestige religieux d'un Khomeiny; néanmoins il a lancé des défis et accompli des miracles. Son blocage du canal de Suez a entraîné l'intervention militaire franco-britannique en 1956 et a soudé autour de lui le monde arabe dans son entier. Les envahisseurs désavoués par les super-grands ont du piteusement rebrousser chemin. Désormais Nasser était devenu un mythe que même la défaite de 1967 face à Israël ne pouvait ebranler. Khomeiny a-t-il succédé à Nasser dans l'inconscient collectif des masses pas seulement arabes mais musulmanes ? Avant de répondre à cette question il faut examiner le cas des successeurs possibles de Nasser pour le "leadership" du monde arabe puisque celui-ci se voulait d'abord nationaliste arabe.
Saddam Hussein, dirigeant de l'lrak, a fait une erreur tragique; il a compté sur la fragilité supposée de la république islamique d'lran pour pouvoir annexer sans problèmes le territoire que les Iraniens appellent Khouzistan et les Arabes Arabistan, province petrolière de l'lran où 40 % de la population est arabe, déclenchant ainsi en septembre 1980 un conflit meurtrier et interminable avec l'lran. Saddam Hussein est craint plus qu'aimé en Irak et au dehors. L'inimitié acharnée que manifeste à son endroit Hafez el Assad ainsi que la méfiance qu'il inspire aux monarchies arabes du golfe en raison de ses liens avec l'Union soviétique le condamnent au mieux à un rôle de second plan.
Hafez el Assad, dirigeant syrien, a certes réussi par son cynisme et sa ruse à empêcher que la question libanaise ne se règle en dehors de la Syrie. Mais sa santé semble precaire et son autorité à l'interieur sur les groupes rivaux fragile. Il n'est pas sûr qu'il ait les moyens de ses ambitions régionales et son alliance avec l'URSS le rend suspect.
Muammar Khadafi, le Lybien, aurait pu remplacer Nasser dans le cur des musulmans mais les défis lancés à l'Occident - I'Amérique et la France (Tchad) - et à ses voisins du MaghrebTunisie et Maroc surtoutet les échecs parfois cuisants qui en ont découlé n'ont pas contribué à grandir son image. Il est pour le moins imprévisible et ne semble plus faire l'unanimité dans son propre pays.
Gafar Nemeiry, dictateur arabe du Soudan, après un passé nassérien et nationaliste arabe, s'est reconverti dans l'islamisme intransigeant mais la situation économique intérieure et surtout le regain de la sécession dans le sud du pays ne le rendent pas crédible.
Anouar el Sadate, un instant auréolé par la semi-victoire de 1973 sur Israël, a ouvert largement les portes de l'Égypte aux investisseurs occidentaux et a osé se rendre chez l'ennemi héréditaire juif, de surcroît à Jérusalem, ville sainte pour les musulmans, et pire encore conclure la paix avec eux. Il a été assassiné pour cela et sa mort a laissé les Égyptiens étrangement calmes, presque indifférents, alors que celle de Nasser avait donné lieu à des débordements d'hystérie. Il faut bien reconnaître que Nasser n'a trouvé de successeur ni en Egypte ni dans aucun pays arabe. Qu'on admire l'imam Khomeiny ou qu'on le craigne, c'est vers lui que se tournent les regards aujourd'hui chez les musulmans du monde entier.
Le triomphe de la révolution islamique en Iran, I'assassinat de Sadate en Égypte, scellent la déconfiture du nationalisme pan-arabiste et de l'idéologie tiers-mondiste d'un Nasser ou d'un Mossadegh en Iran. Ce triomphe est aussi la conséquence indirecte des échecs successifs des pays arabes face à Israël et de l'effondrement militaire de l'OLP. Il annonce l'émergence d'une vague d'instabilité dans le monde musulman, de ce que l'on appelle par commodité de vocabulaire l'intégrisme musulman. Existe-t-il une internationale intégriste dont Téhéran tirerait les ficelles ? Cela n'est pas prouvé. L'intégrisme musulman est un courant multiforme et parfois contradictoire. Les activistes islamiques sont divisés en deux grandes tendances: les réformistes qui veulent réislamiser la société par l'application de la ''charia'' (1) et les révolutionnaires qui veulent renverser,les régimes en place par la violence et établir des états islamiques. Ce sont les seconds qui ont fait le plus parler d'eux depuis 1979 en provoquant la chute du chah d'lran mais aussl en investissant les lieux saints de La Mecque, en tuant Sadate le 6 octobre 1981 et en réussissant à soulever la population à Hamma en Syrie en 1982.
Les khomeinistes n'ont pas pris le pouvoir tout seuls en Iran. Ils ont reçu le soutien du courant nationaliste héritier de Mossadegh dont le dernier représentant officiel Bazargan a refusé de se présenter aux dernières élections du parlement iranien. Bani Sadr avait déjà été éliminé en 1981 et forcé à l'exil par le parti clérical pour qui le nationalisme est une aliénation étrangère a I'islam.
Les communistes ont résisté un peu plus longtemps. Les Moudjahidines du peuple, islamo-marxistes, sont dans l'opposition clandestine et, après quelques attentats spectaculaires, ne font guère parler d'eux pour l'instant.
Entre les Kurdes et les Mollahs (2) de Téhéran, c'est la guerre et la période de négociations avec Bani Sadr est bien lointaine. Les religieux du PRI ne se sont pas contentés d'éliminer par la torture, I'exécution ou I'exil leurs rivaux politiques, ils s'attaquent à leurs concurrents religieux, les Bahaïs, qu'ils massacrent après des parodies de procès. Les partisans de Khomeiny ont réussi à donner à l'lslam non plus une image de tolérance, mais d'inquisition, de délation, de terreur, reprenant sans s'en rendre compte les tares de la civilisation chrétienne occidentale qu'ils abhorrent tant, celle qui avec les Espagnols a détruit les civilisations indiennes prestigieuses. Ils entretiennent également la subversion dans les pays voisins comme nous allons le voir.
Les chiites sont majoritaires en Irak (60 %). Toute opposition politique ou religieuse est sévèrement réprimée par le régime de Saddam Hussein, surtout depuis le conflit avec l'lran. Selon Amnesty International, il y a eu 300 exécutions d'opposants en 1983. Le parti Daoua, force d'opposition la plus importante, comparable chez les chiites aux Frères musulmans des sunnites, est réfugié à Téhéran. Au printemps 82, il a fait serment d'allégeance à l'imam Khomeiny. Il veut prendre le pouvoir et mettre en place un gouvernement islamique. Il utilise parfois le terrorisme (attentat contre l'agence de presse irakienne en Irak), mais n'en fait pas son arme privilégiée, contrairement à Amal et au mouvement des Moudjahidines. Son attitude sur la question nationale en Irak est ambiguë. Il y a chez lui ceux qui sont disposés à reconnaître un certain rôle aux Kurdes, tout en affirmant que l'islam ignore les différences de couleur, de race et de nation, et ceux qui veulent instaurer une république islamique et rendre le pouvoir aux Oulémas (3). Bien qu'il soit difficile d'évaluer l'impact des intégristes sur la population en Irak dans l'impossibilité de toute enquête sur le terrain, on peut constater que les chiites arabes d'lrak ne se sont pas soulevés en masse contre Saddam Hussein. L'antagonisme ethnique persan-arabe semble prendre le pas sur toute considération religieuse.
Depuis 1963, un conflit ethnique agite le Soudan: le conflit entre le Nord du pays, arabe et musulman, et le Sud, négro-africain comptant trois ethnies, les Nubiens, les Bertas et les Lwos ou Dinkas, appartenant à l'ensemble nilotique de religion chrétienne ou animiste. L'actuel dirigeant du pays, Gaffar Nemeiry, arabe musulman, a pris le pouvoir en 1969 et frappe alors d'abord les Frères musulmans, ensuite ses alliés communistes en 1971 . L'accord d'Addis Abeba le 26 février 1972 avait mis fin à la guerre civile entre le Sud et le Nord du pays et accordé l'autonomie régionale au Sud. Mais le 5 juin 83, le président Nemeiry a décidé de diviser le Sud en trois régions indépendantes, ce qui a eu pour effet de relancer l'insurrection dans les provinces de Bahr el Ghazal et du haut Nil. Mais surtout, Nemeiry, pour s'assurer les bcnnes grâces des milieux intégristes arabes du Nord ct faire passer la pilule de la rigueur imposée par le Fonds monétaire international, a décidé l'application à la lettre de la charia avec son cortège de mutilations publiques (mains coupées pour les voleurs, etc.)
Si les chrétiens des ethnies du Sud peuvent jouir de la Dhimma (4), les animistes sont théoriquement tenus de se convertir à l'lslam. Voilà qui ne va certes pas contribuer à faire reculer les maquis de l'Anyanya II (5).
Les Frères musulmans, fondés en 1928, ont récupéré les déçus du nassérisme et ont essayé d'appliquer à la lettre l'ordre coranique " Tuez les idolâtres où qu'ils se trouvent ", les idolâtres, c'est-à-dire Nasser, Sadate, Moubarak, Assad, les Soviétiques en Afghanistan, le chah d'lran... Mais quels Frères ? Pas les Frères officiels. Les groupuscules extrêmistes responsables des affronternents avec les Coptes et de la mort de Sadate (ancien Frère lui-même) qui, lui, avait fait l'amalgame entre les Frères violents et les Frères non-violents.
Car les islamistes en Égypte ne sont pas, à l'exception d'une minorité, partisans de la violence : ils veulent l'application de la loi islamique qui amende la constitution égyptienne de 1971. Mais le gouvernement ne semble pas pressé. Les réformistes légalistes ont marqué des points dans d'autres pays que l'Égypte. En particulier dans le Soudan voisin et aussi au Pakistan.
Du 2 au 24 février 1982, les Frères musulmans ont orchestré le soulèvement de Hama contre le régime baasiste laïc et nationaliste arabe, noyé dans le sang au prix d'au moins 20 000 morts. Cela n'empêche pas Hafez el Assad de soutenir l'lran dans le conflit Iran-lrak, et d'avoir permis dans la Bekaa, zone du Liban sous contrôle syrien, I'établissement à Baalbek d'une mini république islamique chiite. C'est sans doute de là que sont partis les commandos-suicide opérant au Liban.
Pragmatisme oblige: en échange de pétrole iranien, la Syrie livre des armes soviétiques à l'lran. Les Iraniens volontaires (1500 envoyés par Téhéran) au Liban collaborent avec Amal islamique, groupe dissident d'Amal (6), dirigé par Hussein Musavi.
Là le problème est d'abord démographique. Il y a entre 50 000 et 100 000 Persans dans les émirats, naturalisés ou non. Ils sont pour la plupart partisans de la république islamique et, par patriotisme persan, hostiles à l'lrak. Au Koweit, ils sont presque 10 % de la population autochtone .
Mais, sur place, les Arabes ne sont pas en reste: les mouvements islamistes particulièrement actifs dans la jeunesse comblent le vide laissé par les courants nationalistes arabes ou marxistes. Ce courant khomeiniste s'oppose au sunnisme conservateur qui ne remet pas en cause le régime politique et le système économique des pays du golfe. Cet islam noir s'oppose de manière feutrée à l'lslam rouge.
Autre problème: celui du terrorisme exporté. En février, au Koweit, a commencé le procès des 25 personnes accusées d'attentats contre les ambassades et les points stratégiques en décembre 83. Ce sont des chiites irakiens, membres d'un groupe clandestin, Al Dawa Islamiya, dont le siège est à Téhéran. Une tentative de coup d'état raté n'est pas exclue.
La révolution iranienne n'a pas créé l'intégrisme au Maghreb, elle n'a fait que l'exacerber en ajoutant une tendance khomeiniste au courant réactionnaire financé par l'Arabie séoudite et aux réformistes s'inspirant de Khadafi .
La violence exercée par les Frères musulmans en Égypte et en Syrie a donné des idées.
On a écrit beaucoup de choses sur la révolte du pain en Tunisie de janvier dernier. Si les causes économiques de la révolte sont claires pour tous les observateurs, plus difficile à évaluer est le rôle éventuel joué par les islamistes. Selon les autorités, il y a eu collusion entre les nationalistes arabes téléguidés par la Lybie et les islamistes qui ont joué un role important dans les manifestations violentes et les actes de vandalisme qui s'en sont suivis. Les mêmes accusations, ou à peu près, avaient été lancées en 1980 lors des émeutes de Gafsa dans le Sud tunisien. Le parti, mouvement de tendance islamique dont le chef Abdelfattah Muru prône l'application de la charia et l'instauration d'une république islamique, demande sa légalisation et récuse ces accusations. Est-ce comme en Égypte la face émergée de l'iceberg ?
Une chose est certaine: c'est dans les pays les plus occidentalisés, la Tunisie (où la femme est la plus émancipée des pays arabes) et l'Algérie, que l'islamisme progresse le plus rapidement.
La presse iranienne ne s'y est pas trompée, elle qui voit une déstabilisation du Maghreb qui commencera par la Tunisie, maillon faible de l'Occident.
La poussée islamique, sans minimiser l'influence iranienne, renoue avec une vieille tradition de l'lslam algérien, tradition spirituelle dont le rôle a été important en Afrique, et tradition de résistance au colonialisme avec la figure d'Abd el Kader. L'lslam aujourd'hui fait face à la menace d'aculturation venue de France ou des USA, comme il le faisait du temps de la colonisation française. Le caractère plutot laïc de l'État sous Houari Boumedienne a laissé un vide spirituel que s'empressent de combler ceux que leurs adversaires appellent globalement "Les Frères musulmans". En 79 et 80, les intégristes, souvent alliés aux nationalistes arabes, ont violenté les marxistes et les berbéristes. Le gouvernement a décidé d'être présent sur le terrain idéologique en construisant mosquées et écoles coraniques contrôlées par lui.
La police algérienne affirme avoir infiltré et neutralisé fin janvier dernier des intégristes qui allaient perpétrer des attentats .
La question est de savoir si ces mesures suffiront à juguler le danger intégriste.
Le cas du Maroc est à part. Là, I'intégrisme se heurte à une semi démocratie où les partis d'opposition canalisent le mécontentement populaire devant la grave situation économique, et à un Islam traditionnel dont le roi, commandeur des croyants, est le garant et entretient des relations privilegiees avec l'Arabie séoudite. Cela n'a pas empêché les extrêmistes musulmans, qui touchent les jeunes, les adolescents, les universitaires et les travailleurs, de mettre en cause la monarchie.
Plusieurs dizaines d'islamistes ont été arrêtés le 13 fevrier à l'occasion du procès d'Abdessalam Yacine, théologien musulman inculpé pour avoir ecrit, dans le quotidien Sobh (L'Aube), un éditorial sur le thème " Le soleil se lèvera bientôt au Maroc " que les autorités ont interprété comme annonçant une révolution islamique au Maroc.
Les musulmans sont 2,5 millions dans l'État français, dont 35 000 convertis (parmi lesquels des celébrites, telles que Roger Garaudy et Maurice Bejartl. Ils sont pour la plupart originaires du Maghreb.
Les dirigeants iraniens s'y intéressent de près. Ils consacrent un million de dollars par mois à la propagande en Europe de l'Ouest. Paris et la région parisienne comptent 150 agents actifs auprès des immigrés. Il y en a aussi dans le reste de l'hexagone. De Grenoble à Paris, à Talbot comme a Poissy, la présence des Frères est discrète et efficace. Quels fruits récoltent-ils ? Difficile à dire. Peut-être les immigrés se sentent-ils valorisés et aiment la peur qu'ils lisent dans le visage de ceux pour qui ils ne sont plus tout à fait les "bougnoules" d'autrefois. La montée du Front national de Le Pen traduit aussi cette peur. Cela dit, il ne faut pas fantasmer, les conflits actuels ou potentiels existent, ils sont ailleurs : entre l'lran et l'lrak, entre l'ensemble des pays arabes et Israël.
Aussi bien l'URSS que les USA sont embarrassés par le conflit Iran-lrak. Les Américains, échaudés par la chute du régime du chah et la prise des otages, étaient en principe neutres, mais tendent 3 soutenir l'lrak discrètement en agitant le spectre d'une intervention militaire dans le golfe persique si la liberté de circulation y était menacée, et en étoffant les capacités militaires des pays riverains.
L'URSS se dit disposée à réagir vigoureusement en cas d'intervention militaire américaine, en invoquant le traité de 1921 lui permettant de poursuivre un ennemi qui la menacerait depuis le sol iranien. Néanmoins, les relations avec la république islamique iranienne se sont considérablement dégradées avec le démantèlement, par le régime de Téhéran, du Toudeh (parti communiste iranien) et l'exécution de ses dirigeants. L'lran accueille 1,5 million de réfugiés d'Afghanistan, chassés de leur pays par l'intervention soviétique.
Moscou doit aussi jouer la prudence car les musulmans représentent actuellement 43 millions de citoyens soviétiques (64 millions prévus en l'an 2000).
Le gouvernement a une attitude de tolérance limitée vis-à-vis de l'lslam: tout prosélytisme de la part du clergé est interdit, la propagande pour l'athéisme est intense. La subversion khomeiniste ne semble avoir aucun écho. Le niveau de vie général des musulmans en URSS est supérieur aux pays musulmans voisins et l'armée rouge évite maintenant d'envoyer des musulmans combattre les "bandits'' en Afghanistan. pour l'instant donc, tout est calme, mais qui peut dire ce que l'avenir réserve ?
L'autre conflit durable dans cette zone de la planète est dû au refus, par la majorité des pays arabes et des pays musulmans, de l'existence d'lsraël depuis 1948 et même avant, lorsque les sionistes ont commencé à se réinstaller sur la terre de leurs ancêtres. Les défaites arabes de 1948, 1967 et 1973 ont porté un coup terrible au nationalisme arabe et au pan-arabisme relégué au second plan par le premier. Le pan-arabisme aurait pu avoir un début d'application avec l'union de l'Égypte et de la Syrie ou de l'Égypte avec la Lybie et le Soudan. Toutes ces tentatives ont éteédes échecs cuisants et, hier comme aujourd'hui, le monde arabe est atomisé. La Syrie et l'lrak sont des ennemis acharnés pour des questions de préséance régionale. La Syrie consière avec suspicion la Jordanie. L'Arabie séoudite abreuve la Syrie de dollars pour conjurer le spectre de Téhéran. L'Égypte n'a pas encore été totalement pardonnée pour avoir une paix "froide" avec Israël. Les pays du Maghreb se déchirent (surtout l'Algérie et le Maroc) sur la question du Sahara occidental. La Lybie fait peur à tous. Et, comme si cela ne suffisait pas, les pays arabes soutiennent la lutte du soi-disant peuple palestinien pour la création d'un nouvel état minuscule sur un territoire que les Juifs ont de légitimes raisons de peupler : la Judée, la Samarie de leurs ancêtres, alors que les pays arabes disposent déjà d'un territoire 600 fois plus important que les Juifs.
Depuis la guerre au Liban de 1982, le bras armé des "Palestiniens", I'OLP, a subi une défaite militaire dont il ne se relèvera pas. L'echec de l'OLP laïc et révolutionnaire, au sens occidental du terme, a laissé un vide que les intégristes musulmans, arabes ou non, essaient de combler.
Tous tiennent des discours enflammés pour la récupération de la Palestine et la libération de AL QUDS (Jerusalem en Arabe). Cela n'a pas empêche l'lran, ennemi jure des sionistes, en guerre contre l'lrak, d'acheter des armes a Israël. Le rejet du Juif, qui exprime une fascination et une admiration inversée, participe aussi du phenomène plus général du rejet de l'Occident qui fascine et que l'on déteste. On veut la technologie de l'Occident, mais on refuse la libération des murs, la démocratie, bref le modèle culturel sans comprendre que la technologie participe du modble culturel.
On veut aussi faire croire que la question nationale, comme on dit à Téhéran, est un chauvinisme dépassé en terre d'lslam. Mais les Kurdes d'lran ne sont certainement pas de cet avis, eux qui se battaient contre le régime du chah et se battent maintenant contre la république islamique. C'est ce que visiblement n'a pas compris, ou n'a pas voulu comprendre, Jean-Loup Herbert aux yeux de qui la république islamique a trouvé grâce et qui parle de " manipulation des particularismes régionaux ". Ignore-t-il que la véritable question qui se pose en Iran, c'est que l'lran ne compte que 40 % de Persans. Tous les États de cette région, petits ou grands, ne correspondent pas aux realités ethniques. Les Persans dominent les Kurdes, mais les Arabes dominent également les Kurdes en Syrie et en Irak. Les Arabes du Maghreb dominent les Berbères. Les Arabes d'Égypte dominent les Coptes, etc. La liste serait trop longue.
Il est urgent de tenir compte des réalités et d'abord des réalités ethniques (en Orient comme en Occident). Israël a droit à I'existence dans des frontières ethniquement justes, les Kurdes ont droit à un État comme les autres peuples dominés de la région. Les Arabes ont intérêt à I'unité en dehors de toute considération religieuse. Celle-ci permettrait de partager équitablement des richesses fabuleuses détenues par trop peu de mains. Le rejet de l'Occident par les extrémistes musulmans n'est ni dans l'intérêt des pays arabes, ni dans celui des pays musulmans. L'Oummah n'est pas plus uniforme que ne l'est l'Occident.
S'il est légitime de rejeter la domination économique, politique et culturelle des Etats-Unis, qui affecte aussi les pays occidentaux, et l'absence de démocratie du socialisme bureaucratique soviétique, il n'est pas pour autant pensable de revenir à la prétendue pureté originelle de l'lslam médiéval. La démocratie ne nous paraît pas un luxe de pays nantis, la technologie peut aider au progrès de l'humanité dans la mesure où les échanges sont égalitaires entre des nations indépendantes et amies.
Autrement dit, I'avenir de l'humanité, ce n'est pas une nouvelle guerre des religions ou un conflit entre civilisations (ce serait dommage de la part d'une civilisation musulmane qui a beaucoup apporté à I'Europe médiévale) qui pourrait se solder par la destruction de la terre, mais c'est l'éclatement des blocs de tous genres par la libération de toutes les nations de la terre, qui doivent trouver elles-mêmes les voies de leur développement sans refuser, par principe, les apports bénéfiques de l'étranger. Ce développement passe par la définition et la mise en pratique d'un nouvel ordre économique mondial où les plus riches donnent leurs chances aux plus pauvres sous peine d'une explosion et/ou d'une faillite.
Dzwom Pejr' Olari
Odzen 28/6/84
Pour ne pas alourdir cet article nous avons laissé de côté l'lslam en Asie et en Afrique noire qui n'échappe pas malgré ses particularismes aux conflits agitant le reste du monde musulman.
Pour l'Afghanistan on peut se référer au supplément au n° 12 de Lu Lygar.
1 ) loi islamique. Elle concerne la vie religieuse, politique, sociale et privee dans sa totalité pour les musulmans. Elle n'est pas d'essence humaine, mais divine. Pour les musulmans orthodoxes la révélation divine de cette loi s'est arrêtée avec la mort de Mohammed; elle est de ce fait intangible. (retour)
2) en arabe : tuteur ou maître dans la religion islamique. Titre donné aux chefs religieux, aux professeurs dans les écoles coraniques, à ceux qui dirigent la prière dans les mosquées. On désigne souvent par mollahs ceux qui soutiennent l'interprétation traditionnelle de l'lslam. (retour)
3) érudits de l'lslam au sens le plus large du terme. Dans les premiers temps de l'lslam leur avis unanime était déterminant pour dicter la conduite à tenir par tout musulman face à tout problème théologique ou juridique. Leur influence avait décliné à I'époque moderne devant l'occidentalisation des pays musulmans. Elle renaît aujourd'hui avec le phénomène de rejet de l'occident. (retour)
4) statut des dhimmi (gens protégés) s'appliquant dans l'Etat musulman de l'ère classique aux gens du Livre autres que les musulmans, c'est-à-dire les juifs et les chrétiens. Les dhimmi ne pouvaient pas être enrôlés dans les forces armées et devaient en conséquence payer un tribut. Un débat est ouvert entre les orthodoxes et les modernistes musulmans sur l'opportunité du maintien d'un tel statut. (retour)
5) deuxième géneration du mouvement de guérilla des ethnies négro-africaines en révolte contre le pouvoir central de Khartoum. (retour)
6) L'organisation de masse AMAL regroupe la majorité des chiites du Liban. A ne pas confondre avec Amal, groupe clandestin d'opposition au régime de Saddam Hussein en Irak. (retour)
Voir aussi : Golfe, Afrique du Nord, Algérie
Le Monde diplomarique, avril 1984.
Islam, guerre à l'Occident ? de Claire Brière et Olivier Carré, éditions Autrement.