Jean-Louis Veyrac - Évariste Ntakirutimana
Monsieur,
Bonjour,
Je suis linguiste en formation. Je fais mon doctorat à l'Université
Laval.
Comme Rwandais, je suis surpris par certaines affirmations faites à l'endroit
du Rwanda. De par ma connaissance du terrain et d'après d'autres sources
documentaires, je voudrais vous soumettre des propositions de corrections qui
me paraissent très essentielles pour la crédibilité du
site.
1. Le kinyarwanda et le kirundi ne sont pas du tout des dialectes du swahili (kiswahili), loin de là. Le kinyarwanda et le kirundi seraient deux dialectes d'une même langue. L'évolution et les raisons d'États (frontières politiques) ont favorisé des clivages entre ces deux dialectes dont l'intercompréhension est toujours sans contredit.
2. Affirmer à coup sûr que "les Tutsi se sont laissés absorber linguistiquement par les Hutu" me semble très exagéré voire faux. En effet, on ne dispose pas de données suffisantes pour dire que les Tutsi avaient une langue à eux qui, par la suite, a dû disparaître. On devrait savoir quelque chose de cette langue disparue. À ce que je sache, l'histoire des migrations bantoues n'est pas très très loin dans le temps pour défier les recherches historiques dans ce contexte. Du reste, cette ethnie, s'il faut parler d'ethnie d'ailleurs, malgré qu'elle soit présente dans presque tous les pays de la région des Grands Lacs avec des dénominations variables, on n'a aucune attestation de langue particulière nulle part. C'est quand même bizarre. Je suis pour que cette idée soit considérée comme une hypothèse parmi d'autres qu'on peut toujours formuler sans nécessairement pouvoir les vérifier scientifiquement.
3. Le kiswahili qui signifie au pied de la lettre "langue des gens de la côte", est une langue de la famille Bantoue à l'instar du kinyarwanda et du kirundi. Mais entre le kiswahili est les deux autres, l'intercompréhension est quasiment nulle. Toutefois, vu que le swahili a connu un développement spectaculaire pour des raisons patentes, les autres langues bantoues lui empruntent des termes ou passent par lui pour intégrer des formes linguistiques étrangères. C'est le cas du kinyarwanda et du kirundi.
Voilà pour ma contribution.
Je vous en souhaite bonne réception et reste ouvert au débat et à la collaboration
Évariste Ntakirutimana
Professeur à la Faculté des Lettres de
l'Université Nationale du Rwanda
Doctorant à l'Université Laval
Québec.
Monsieur,
C'est avec beaucoup d'intérêt que j'ai lu la lettre que vous avez adressée à Ben Vautier, à propos de mon texte sur le Rwanda, paru dans l'ouvrage "La clef" et disponible sur le site internet Ethnisme.org
Très sensible à votre désir de collaboration avec nous et à votre souci d'améliorer ce site, je réponds à vos objections en espérant être à la hauteur de vos attentes.
1. Le kinyarwanda et le kirundi sont effectivement deux variétés
d'une même unité linguistique dans le vaste ensemble bantou.
Vous connaissez mieux que moi l'extrême difficulté qu'il
y a à "déterminer le nombre de langues bantoues, faute, notamment,
de critères satisfaisants pour distinguer 'langue' de 'dialecte',
faute aussi de recensements raisonnablement certains et complets". Je tire
cette citation de l'ouvrage collectif "Les langues dans le monde ancien
et moderne : Afrique subsaharienne. Pidgins et créoles" dirigé
par J. Perrot et publié par le CNRS français en 1981.
Le même ouvrage retient la thèse du linguiste américain
Guthrie qui a délimité les unités subdivisant l'ensemble
bantou en considérant les "faisceaux d'Isoglosses régionaux
actuels, envisagés au double point de vue géographique et linguistique".
Guthrie distingue 371 'langues' qu'il répartit en 15 zones
géographiques, désignées par une lettre de l'alphabet
(de A à S sauf I, J, O et Q), à l'intérieur desquelles
les 'langues' sont réparties en groupes, désignés
par des chiffres. Ainsi donc, avec le ha, le kinyarwanda et le kirundi sont
des 'langues' du 'groupe 60', de la 'zone D'.
Comptant environ 14 mIllions de locuteurs (Rwanda, Burundi, Tanzanie), c'est
de loin le groupe le plus important de cette 'zone D'. Celle-ci comprend
également ies groupes mbole-ena, lega, bira, konjo-nande et bembe-kabwarl,
lesquels sont représentés en Tanzanie, en Ouganda et au Congo
-Zaïre.
2. Le kiswahili est bien, au départ, une 'langue', la langue
côtière bantoue du Nord-est, le 'groupe 40' de la 'zone
G' de Guthrie.
Parié du sud de la Somalie aux Comores, de la côte de l'océan
Indien au cours supérieur du fleuve Congo, le kiswahili a connu une formidable
extension à l'intérieur du continent. Cette influence est
due à quatre facteurs essentiels : la traite des esclaves menées
par les Arabes jointe à l'islamisation ; la colonisation, européenne,
allemande et anglaise, associée à la christianisation ; la mainmise
indienne sur l'essentiel du commerce local ; et bien sûr, la volonté
politique des Etats indépendants de la région, désireux
de se donner une langue nationale concurrentielle avec l'anglais et le
français (Tanzanie, Kenya).
La diffusion mi-imposée mi-spontanée du kiswahili fait qu'il
est aujourd'hui connu et pratiqué par environ 60 millions d'utilisateurs
répartis dans au moins neuf Etats (Somalie, Kenya, Ouganda, Rwanda, Burundi,
Zaïre, Tanzanie, Mozambique et Comores). Il est devenu une langue nationale
et transnationale qui transcende les clivages linguistiques et a fortiori, dialectaux,
dans une vaste région d'Afrique orientale.
3. Outre la zone G où il est autochtone, le kiswahili, sous sa forme
véhiculaire, c'est-à-dire non-indigène, recouvre les
zones D, E et F de Guthrie. Dans l'ouvrage collectif "Atlas 0f the
World's languages", dirigé par C. Moseley et R.E. Asher, paru
aux édItions Routledge, en 1994, le linguiste américain B. Wald
regroupe ces quatre zones dans le 'bantou du Nord-est', l'une
des six branches de la famille bantoue. J'ai pour ma part, retenu cette
classification et proposé l'appellation 'Réga-Swahélis'
pour l'ensemble ethnique ainsi défini (voir p. 28 de "La clef").
De façon formelle, il est erroné de voir le kinyarwanda et le
kirundi comme des 'dialectes du swahéli'. Ils en sont des parents
proches et doivent être considérés comme lui en tant qu'unités
dialectales à l'intérieur du 'bantou du Nord-est'.
Ce dernier serait, pour moi, une langue ethnique, soit un ensemble de parlers
étroitement apparentés, et le kiswahéli véhiculaire
serait la forme littéraire, la koïné de cette langue ethnique.
4. Les anthropologues et les historiens ne semblent pas douter d'une orlgine
nilotique, nilo-hamitique, éthiopienne ou soudanaise, des pasteurs Hima,
Hinda ou Tutsi constituant un ensemble de peuples dispersés sur le plateau
interlacustre.
Après plusieurs siècles d'immersion parmi les agriculteurs
bantous, il n'existe vraisemblablement plus guère de traces aujourd'hui
de leurs anciens Idiomes. Les deux livres cités plus haut n'en font,
par exemple, aucune mention.
Toutefois, dans "Les langues du monde", uvre collective dirigée
par A. Meillet et M. Cohen (CNRS, 1952), on trouve parmi les 24 'langues
nilo--équatoriennes' recensées par M. Delafosse et A. Caquot,
le houmba (humba) otl' wamba ou hima et le toussi (tusi), langues parlées
par des pasteurs de la région. des Grands Lacs. Le houmba aurait été
étudié par un certain Last, en 1885, le toussi, par Dahl, en 1907.
Par ailleurs, "Ethnologue. Languages 0f the world" de 1995 fait référence,
pour le Rwanda, à Welmers, lequel, en 1971, aurait recensé 4000
locuteurs de la langue hima.
Selon R. et M. Cornevin, dans leur passionnante "Histoire de l'Afrique" (Payot, 1964), les premiers migrants hima-tutsi auraient atteint la région des Grands Lacs au XIIIème s. de notre ère. Aux siècles suivants, après avoir fondé plusieurs royaumes, dont ceux du Rwanda et de l'Urundi, les Hima-Tutsi se seraient laissé absorber par les Bantous (Hera-Hutu). Ils en adoptèrent la langue et ne furent plus qu'une couche sociale dominante. La fusion civilisationnelle fut très poussée et les clivages culturels et sociaux s'estompèrent. Les colonisateurs allemands puis belges réactivèrent à leur profit ce qu'il persistait des oppositions ancestrales. De clichés en attitudes ségrégatives, en divisant pour régner, la colonisation européenne est à la source des pratiques génocidaires. Elles ont culminé au Rwanda, en 1994, avec la bénédiction française, on ne le soulignera jamais assez.
Vous souhaitant bonne réception de la présente, veuillez agréer, Monsieur, l'expression de ma considération ainsi que mes meilleurs sentiments ethnistes.
Jean-Louis Veyrac
Voir aussi :
Le Ruanda, statistiques - Le Burundi et le Ruanda, par Jean-Louis Veyrac