La lettre ethniste

de Jean Louis Veyrac

N°6

10 février 2001

Suivie d'un courrier de Mr Michel GALLOY ainsi que de la réponse de Jean-Louis VEYRAC

Après quelques mois d'absence, la Lettre Ethniste reparaît. Enfin ! diront ses partisans, hélas ! penseront ses détracteurs. A tous, bonne année 2001!

LES SORABES DE LUSACE

Géographie

C'est un coin fiché entre la frontière tchèque et polonaise de l'ancienne Allemagne de l'Est. S'étendant sur environ 7000 km2, la Lusace est baignée dans toute son étendue par la Spree. Au nord, avant de traverser Berlin, cet affluent de la Havel qui verse elle-même dans l'Elbe, arrose un territoire envoûtant. Domaine de la forêt, parsemé de marécages, de canaux, de petits lacs, voici le Spreewald. L'étymologie de Lusace, "la flaque", "le trou d'eau", correspond bien à la réalité physique de la région. A l'image d'une grande partie de l'Allemagne du Nord, le reste du pays est formé de collines, cultivées ou boisées. Au centre, autour d'Hoyerswerda et du combinat de Schwarze Pumpe, la lande et les bois ont fait place aux terrils et à un paysage industriel liés à l'exploitation d'un important gisement de lignite. Un peu plus élevé, le Lausitzer Bergland borne la Lusace vers le sud.
A cheval sur deux Lander, la Lusace, Luzica, en sorabe, Lausitz, en allemand, se partage entre deux régions historiques: la Haute-Lusace, au sud, dont les centres principaux sont Budysin/Bautzen et Wojerecy/Hoyerswerda, est rattachée à la Saxe; la Basse-Lusace, au nord, autour de Chosebuz/Cottbus et Grodk/Spremberg, appartient au Brandebourg. On compte cinq districts, en tout ou en partie sorabes, dans chacun de ces deux Lander. Au delà de la Nysa/Neisse, aux environs de Barsc/Forst, le pays sorabe déborde également un peu la frontière germano-polonaise.

Peuplement

Les Sorabes sont le dernier vestige de l'ancienne population slave de I'Allemagne du Nord. Des premiers siècles avant notre ère jusqu'au Xe siècle, les Obodrites, les Liutitzi - réputés pour leur férocité -, les Lusici, les Sorbes et quelques autres peuplades occupent une vaste région limitée par l'Elbe, au nord, la Fulda, au sud. Les Germains les dénomment collectivement Wenden d'après une terme celtique signifiant "blond". Pour contenir la poussée slave, Charlemagne fait construire le limes sorbicus. A partir du Xe siècle, germanisés et convertis de force au christianisme lorsqu'ils ne sont pas tout bonnement massacrés par les Francs et les Saxons, les Slaves/Wendes disparaissent progressivement. Leur assimilation s'accélére avec le Drang nach Osten, la marche vers l'Est des Germains. Parfois appelés par les seigneurs locaux, des colons s'installent en masse au milieu des peuples slaves, apportant leurs techniques agricoles et industrielles, leur droit, leur langue.
A la fin du Moyen-Age, le peuplement se stabilise en Lusace. C'est à cette époque que Lusiciens et Sorbes fusionnent formant ainsi l'ethnie sorabe. Les uns donnent leur nom au pays, Lusica, les autres, à ses habitants, les Serb, Sorabes ou Serbes de Lusace. Mélangés aux paysans saxons mais restés très majoritaires, les Sorabes ne forment plus qu'un ilôt, entouré de régions germanophones et détaché du reste du monde slave. Cet ilôt résiste, s'adapte et perdure ainsi jusqu'à nos jours.
Mais depuis 1850, avec les débuts de l'industrialisation, ensuite avec les régimes nazi et communiste, le peuple sorabe est profondément affecté par l'assimilation. L'exploitation du lignite entraîne l'afflux de milliers de Saxons et Thuringeois de langue allemande. En un siècle, le nombre de sorabophones est réduit de plus de la moitié. Actuellement, ils ne représentent plus que 15% des habitants de la Lusace.
Bien que leurs voisins allemands les distinguent en Sorben/Serbes de Saxe et WendenlWendes du Brandebourg, la conscience nationale reste vive chez les Sorabes qui ont maintenu l'usage de leur langue ancestrale. Elle est par contre plus limitée chez beaucoup de ceux qui ont changé d'appartenance linguistique et culturelle. La division traditionnelle entre catholiques et protestants luthériens ne semble pas avoir trop nui au maintien du sentiment national. Cependant, les protestants ont délaissé massivement l'idiome local depuis un siècle. Désormais, les 150 000 Sorabes sont bien minoritaires dans leur pays où ils constituent seulement 40% environ de la population totale.

Langue

On compte aujourd'hui à peu près 67 000 locuteurs du sorabe, les 2/3 en Haute-Lusace, le tiers restant en Basse-Lusace. En 1926, 129 000 personnes se déclaraient de langue sorabe, dont 71 400 au Brandebourg. Et en 1956, ils étaient encore 80 000. Je ne possède aucune indication sur la pratique de cette langue chez les ressortissants polonais d'ethnie sorabe. Leur nombre ne saurait excéder quelques centaines d'usagers tout au plus.
Il y a moins d'un siècle, le sorabe était comme pris en sandwich entre les régions proprement de langue allemande, au sud, et celles de langue néerlandaise le bas-allemand -, au nord. En 1945, I'avancée de l'Armée rouge soviétique et les déplacements massifs de populations qui s'ensuivirent recréèrent le contact lointainement perdu avec les soeurs slaves de l'Ouest.
Le plus occidental des idiomes slaves est proche parent du polonais et du tchécoslovaque. En fonction de leur situation géographique, les deux grands dialectes, bas et haut-sorabe, se rapprochent de l'une ou l'autre de ces deux langues. Ainsi, dira-t-on, par exemple, pour la montagne, gora, comme en polonais, si l'on utilise le parler de Chosebuz, hora, comme en tchécoslovaque, si l'on habite Budysin. Quelques autres critères phonétiques distinguent les deux dialectes. Toutefois, il est admis qu'autour de Wojerecy/Hoyerswerda et de Bela Woda/Weisswasser, se parlent des variantes intermédiaires.
A partir de la Réforme, au XVIe siècle, bas et haut-sorabe ont servi de base à la codification de la langue par le biais de textes religieux. Il en est résulté deux standards littéraires qui restent en usage dans les média de chacun des Lander concernés. Les premiers textes imprimés datent de 1574. Tour à tour, chacun des deux dialectes impose sa suprématie culturelle, le haut-sorabe, aux XVIe et XVIIe siècles, le bas, au XVIIIe. La renaissance littéraire du XIXe siècle est contrecarrée par l'intense germanisation de la société sorabe qui culmine avec le régime næi. Dans les années 50, le renouveau moderne de la langue s'affirme dans le cadre de la RDA communiste. L'orthographe est perfectionnée; des manuels scolaires, des dictionnaires, un atlas dialectal sont publiés. De nombreuses traductions de la littérature universelle ainsi que des créations propres voient le jour. Mais l'industrialisation à outrance, au coeur même de la Lusace, vanifie ces progrès car la pratique de la langue y connaît un déclin rapide.
Pour la période actuelle, j'emprunte à "L'Europe des ethnies" de Guy Héraud les éléments suivants. Partout où on le parle, le sorabe est langue co-officielle dans l'administration et la justice. Une participation minimale du groupe ethnique à la fonction publique est assurée. Le régime scolaire, réglé par une loi saxonne du 3 juillet 1991, et une loi brandebourgeoise de la même année, fait du sorabe la langue véhiculaire en plusieurs matières (écoles A) ou une langue enseignée (écoles B). Le sorabe a droit de cité dans de nombreux Iycées et écoles techniques.
Il est bien difficile d'admettre que la langue locale jouit d'une place de choix dans les média. Mis à part sa présence dans quelques revues de caractère confessionnel, elle ne bénéficie que d'une seule émission de radio par mois dans le Brandebourg. Par contre, le sorabe s'affiche dans la signalétique routière sur toute l'étendue de la région slavophone. De plus, dans les villes sorabes, de nombreux édifices portent des inscriptions bilingues. Mais l'usage ordinaire des parlers autochtones reste circonscrit à quelques zones rurales à dominante catholique de Haute-Lusace. Dans la même région, les protestants ont massivement abandonné l'usage du parler et le port des costumes traditionnels. L'Eglise luthérienne maintient toutefois une présence symbolique de la langue dans la liturgie. Le Théâtre national sorabe est par ailleurs très populaire et commence à s'exporter; on l'a vu notamment, à Nîmes, en Occitanie, à l'automne dernier.

Brève histoire

Aussi loin que l'on remonte dans le temps, les Sorabes n'ont pas eu d'Etat en propre. Un seul prince suprême est signalé au début du IXe siècle. Il n'y eût point d'union des tribus comme chez les voisins polonais ou tchèques. Les Serb construisirent cependant de nombreux bourgs fortifiés dont les plus importants furent Misen, aujourd'hui Meissen, en Saxe, et Budysin. Situé aux confins du Saint Empire germanique, le pays sorabe constitue pendant deux siècles le plus gros des marches de Lusace et de Misnie (Meissen). En 1018, à la paix de Bautzen, il tombe momentanément dans la mouvance polonaise sous le règne de Boleslav Chrobry.
Vassalisé par les princes allemands, le territoire serbe en conaît les vicissitudes. Au début du XVe siècle, les Sorabes subissent notamment les campagnes menées par l'armée populaire hussite de Bohême contre les Allemands. Au cours de la guerre de Trente Ans, la Lusace, devenue luthérienne mais qui appartient alors aux Habsbourgs d'Autriche, catholiques, est conquise par le prince électeur de Saxe, allié de ces derniers. En 1623, cette province est alors donnée en gage à la Saxe, puis incorporée à celle-ci, en 1648, aux traités de Westphalie.
Au siècle suivant, on assiste à la montée en puissance de la Prusse. La Lusace va alors se voir progressivement absorbée par le nouvel "homme fort" de l'Europe. En 1813, les Allemands mènent une guerre de libération contre les troupes napoléoniennes.
Budysin est le théâtre d'une grande bataille entre Français et Prussiens, gagnée en vain par l'Empereur. Le mois précédent, la Prusse s'est annexée la Saxe, alliée de Napoléon, et avec elle, la Lusace. Deux ans après, le traité de Vienne partage le pays entre la Prusse et la Saxe qui regagne son indépendance mais se trouve amoindrie territorialement. C'est donc en 1815 que sont artificiellement dissociées la Haute et la Basse-Lusace. Budysin est au XlXe siècle, le foyer de la renaissance nationale. En 1862, se fonde le Théatre wende. A Wojerecy, une association paysanne sorabe se crée en 1885. En 1912, dans la même ville, patrie du poète national Hendrij Zejler, est constituée la Domowina, I'Union des Sorabes de Lusace, une fédération d'associations culturelles.
A la paix de Versailles, les Tchèques tentent en vain de se rattacher les Sorabes. La République de Weimar se montre libérale; ellepermet l'enseignement du sorabe à l'école primaire et au Iycée de Budysin. De libres relations avec la Tchécoslovaquie permettent aux associations régionalistes de maintenir la personnalité de la minorité slave. Brutal changement en 1938, les nazis interdisent l'usage du sorabe. On déporte les élites, les prêtres, les instituteurs. Mais le projet, conçu vers 1941, de déportation massive en Alsace, ne voit pas le jour; les Sorabes auraient été remplacés par des Alsaciens.
Dès 1945, les Soviétiques tentent, aidés de conseillers tchèques, de réveiller le sentiment national sorabe. On favorise les voyages en Tchécoslovaquie et en Pologne. On ressuscite la Domowina qui compte rapidement près de 100 000 membres. En janvier 1946, le Conseil national sorabe réclame auprès de l'ONU, la création d'un Etat indépendant. Un an après, c'est l'annexion à la Tchécoslovaquie qu'il revendique. Finalement, un plébiscite tranche pour le maintien dans l'Allemagne. La permanence des sentiments religieux et l'adhésion massive de la population au parti démocrate-chrétien - manifeste, avec 75% des votes, aux élections aux Lander de 1946 - freine la politique nationalitaire léniniste. Celle-ci est d'ailleurs, très mal vécue par les communistes allemands du Brandebourg. A partir de 1948, un traitement différencié est alors appliqué, assez favorable en HauteLusace, beaucoup plus restrictif dans la région de Chosebuz. Au décret saxon portant sur "la sauvegarde des droits de la population sorabe" répond, deux ans après seulement, le décret du Brandebourg sur "la promotion et le développement pour l'encouragement de la culture sorabe". En Haute-Lusace, au bilinguisme institutionnel, au maintien des traditions culturelles, s'ajoute le droit d'arborer l'emblème national. A Chosebuz et dans son arrondissement, I'enseignement du sorabe demeure facultatif.
En 1989, I'effondrement du système soviétique, symbolisé par la chute du Mur de Berlin, est suivi par l'unification des deux Allemagnes. Les droits nationaux du peuple sorabe sont maintenus, son statut de minorité territoriale sanctionné par la nouvelle Constitution. Les lois citées plus haut au chapitre de la langue égalisent le statut du sorabe dans les deux régions historiques. En 1991, le gouvernement de Bonn institue la Fondation pour le peuple sorabe établie à Budysin. Financé par l'Etat fédéral et les Lander intéressés, le budget de celle-ci ~41 M. de DM) sert à l'entretien des différentes institutions culturelles, le Serbski muzej (Musée sorabe), le Théâtre national, notamment.

Perspectives

Les Allemands ignorent généralement llexistence de la Lusace et des Sorabes. Lorsqu'ils les connaissent, c'est souvent à partir de clichés. Le premier, bien sympathique, ce sont les oeufs colorés, fabriqués et vendus à Pâques par les Lusaciens. Le second, plus repoussant, ce sont les bandes de skinheads de Cottbus et Hoyerswerda.
La Lusace, basse et moyenne, a été laissée exsangue par l'échec du régime communiste. L'industrialisation forcenée a ravagé le paysage et les esprits. La brutale immersion dans une société libérale sans scrupules a rendu obsolètes le lignite et les industries lusaciennes. Le chômage -17% dans l'arrondissement de Cottbus - et le découragement sont devenus le lot de nombreux ouvriers, de nombreux jeunes de la région. Le phénomène skinhead s'est développpé sur le fertile terreau de la déshérence. Le mal-être trouve son exutoire dans les nombreux actes criminels contre les étrangers de toutes origines qui habitent la province.
Un miracle s'est produit avec la montée en Bundesliga, le championnat fédéral de football, du petit club "Energie Cottbus", multiethnique et multicolore. Ses succès ont servi à canaliser positivement le trop plein d'énergie d'une jeunesse désoeuvrée. Ils ont rendu sa fierté à toute une région qui a repris confiance en ellemême.
Que pèsent 0,2% de Sorabes dans une Allemagne de 80M. d'habitants ? Rien, et c'est bien ce qui inquiète ce petit peuple. Ce reliquat de l'ancien peuplement slave de l'antique Germanie mériterait une protection plus importante. Ses revendications actuelles portent sur l'établissement d'un arrondissement (Kreis ) autonome. C'est le moins que la Grande Allemagne puisse faire à défaut de lui octroyer un Land à part entière. Cet arrondissement unirait Basse et HauteLusace; les institutions culturelles pourraient demeurer à Budysin, capitale historique du Sud, et à Chosebuz, capitale du Nord; la ville moderne de Wojerecy, idéalement située à mi-chemin, pourrait en être le centre administratif et le lieu de réintroduction pilote de la langue autochtone.
Un patrimoine touristique de grand intérêt, des traditions spécifiques et charmantes, la proximité de la Pologne et de la République tchèque bientôt "européennes" sont des atouts non négligeables. Les Sorabes sont une petite nation attachée à sa terre, à sa langue et à son particularisme. Dans une Europe qui bouge, celle-ci a aujourd'hui une chance exceptionnelle de pouvoir être reconnue et de rompre avec la spirale infernale de l'assimilation.

Bohzemo ! Au revoir !

Jean-Louis Veyrac

Nota :
Faute d'un logiciel adapté, je n'ai pas pu orthographier correctement les noms sorabes, ce dont le lecteur voudra bien m'excuser.

Sources :
- Ancel, Jacques, Slaves et Germains, 1945.
- ARTE, Le paradoxe de Cottbus, 25 janvier 2001.
- Dtv-Atlas zur deutschen Sprache, 1983.
- Egen, Jean, Une autre nation allemande, Le Monde diplomatique, mai 1971.
- Geipel, John, Anthropologie de l'Europe, 1969.
- Héraud, Guy, L'Europe des ethnies, 1993.
- Lacoste, Yves (dir.), Dictionnalre de géopolitique, 1993.
- Maison pour la culture nationale sorabe, Brève information sur les Sorabes/V/endes en Allemagne, 1994.
- Sala, M.; Vintila-Radulescu, I., Les langues du monde, 1984.
- Stock, Atlas historique, 1980.

Prochainement dans La Lettre Ethniste n°7, Israël et Palestine, I'impossible compromis géopolitique


LETTRE DE MICHEL GALLOY A PROPOS DE LA "LETTRE ETHNISTE" N°6 SUR LES SORABES

Paris, le 19 novembre 2001,

Monsieur Veyrac,

J’ai lu avec intérêt votre lettre dans Lo Lugarn n0 75 sur les Sorabes de Lusace; je suis depuis longtemps intéressé à la question, et j’ai visité le pays en 1992 à l’occasion d’un congrès à Cottbus. J’ai pu voir, toucher et m’entretenir avec ces quelque peu mythiques Sorabes, sur lesquels Il a été énormément écrit... Mais on n’a pas son compte d’exotisme ils ont désespérément l’air de Monsieur Toutlemonde et les individus bruns ne sont pas rares, en dépit du sens original que vous attribuez au nom "Wenden" ; quant aux œufs peints, on en trouve aux quatre coins de l’Europe, pas seulement en Lusace... Mais c’est pour autre chose que je vous écris.
Ma bibliographie est un peu différente de la vôtre, dans laquelle notamment ne figure pas l’atlas historique PUTZGER, dont j’ai montré en son temps à Fontan, l’édition de 1929, qu’il a trouvée assez honnête. J’ai rapporté aussi de là-bas "Die Sorben in Deutschland", Macica Serbska, 1991, distribué aux congressistes par la Domowina.

1 - C’est à ce propos que je me permets de vous faire une petite observation. Le texte commence, page 7, par les mots "Um das Jahr 600 besiedelten slawische Stamme – unter ihnen auch die Sorben – das Gebiet zwischen ElbeISaale und OderlQueiss...". Je vous cite (page 13, Lo Lugarn n° 75) "...population slave de l’Allemagne du Nord dans les premiers siècles avant notre ère, jusqu’au Xème siècle... etc ". Bref, vous y faites arriver les Slaves quelque mille ans plus tôt qu’ils ne le prétendent eux-mêmes. J’ai pensé à une erreur de frappe, n’avez-vous pas voulu dire "les premiers siècles de notre ère" ? Ou bien avez-vous des sources sûres de l’infiltration de Slaves en Allemagne centrale avant Jésus-Christ?
Il est généralement admis que toute la région dite aujourd’hui "plaine germanopolonaise", et même au delà vers l’Est, était le domaine exclusif des Germains, au moins jusqu’en l’an 400 de notre ère, date supposée du départ des "grandes invasions", à savoir Germains orientaux (Goths, Burgondes, Vandales), et occidentaux, "Allemands", (Suèves, Marcomans ou Bajuwares – en Bohême, et Lombards), et ceux-ci plus précisément dans la région que vous décrivez comme berceau de l’ethnie sorabe. Les premiers non-germains qui y ont pénétré ne sont pas des Slaves mais les Huns.
En l’an 400 donc, aucun Slave n’avait encore passé la Vistule, ni d’ailleurs, atteint la côte baltique, qui était "Aiste" (borusse, balte et finno-ougrienne), ni passé le Danube. Ce n’est qu’ensuite, à partir de 500 après J.C. que les Slaves ont avancé, jusqu’au-delà de l’Elbe et en Bohême-Moravie (germanique après le départ des Celtes) et ont submergé les Balkans en totalité, sans d’ailleurs en éliminer les autochtones Daces romanisés, Albanais et Grecs. Les historiens slaves cherchent généralement (sauf les Sorabes...) à faire remonter très haut dans le temps, leur présence partout en Europe ; c’est ainsi que les Serbes prétendent que le Kosovo est le berceau de leur nation, ce qui est manifestement faux (ils feraient mieux de parler de la Lusace d’où ils sont justement venus); j’ai même entendu prétendre qu’Alexandre le Grand était un Slave !
Je possède "Les frontières européennes de 1900 à 1975" par le Prof. Aldo Dami (Genève, 1976). Y figure notamment la carte des prétentions territoriales présentées par les Tchèques au traité de Versailles en 1919 (p. 42), c’est assez hallucinant, et basé sur les "travaux" d’historiens slaves : Frankfurt sur l’Oder, Breslau (ce sont les Polonais qui l’ont eu), Dresde, Berlin, Ratisbonne, Passau, Vienne et Budapest sont tchèques, toute la Silésie comprise. Quant aux Polonais (autres sources), ils n’exigeaient rien moins que Berlin, Hambourg, Hanovre, Leipzig, naturellement. Mais laissons là les falsifications historiques.

2 - Vous posez ensuite la question des ressortissants polonais d’ethnie sorabe. C’est un fait qu’une des villes de la décapole historique lusacienne, Lauban / Luban, est située au-delà de la Neisse, donc aujourd’hui en Pologne. Je n’ai pas manqué de poser la question. Selon mes interlocuteurs (non-spécialistes), ils ont été spoliés et expulsés avec la masse des habitants allemands d’avant 1945, les Polonais ne faisant pas le détail (sauf en Haute-Silésie). S’il y a encore des survivants sorabes de la région de Lauban, selon toute vraisemblance, ils se trouvent aujourd’hui dispersés à travers l’Allemagne – en tout cas, ils n’ont jamais adhéré à des associations sorabes. Si, par extraordinaire, certains étaient restés chez eux, l’Etat polonais, qui ne se signale pas par son libéralisme, ne leur a certainement pas accordé un statut spécial, d’ailleurs, cela se saurait. N’oublions pas le sort des Lemkes (groupe ethnique apparenté aux Ruthènes, de part et d’autre de la chaîne des Tatras), ils existent encore sur le versant sud, en Slovaquie, où ils sont reconnus comme minorité nationale ; ceux du versant nord, en Pologne, ont été éliminés physiquement – tués – entre 1920 et 1939 par les Polonais.
En tout cas, aucun Sorabe ne souhaite être rattaché à un Etat polonais ou tchèque : ils ne les connaissent que trop bien – et ils n’ignorent pas non plus le sort fait par les Tchèques aux Allemands des Sudètes. Je ne connais pas le résultat du plébiscite auquel vous faîtes allusion, mais il a dû être très semblable à celui du plébiscite imposé par la France, en 1919, aux Mazures et aux Kachoubes : 99 % de la population avait voté pour le maintien dans l’Allemagne.
Bref, les Sorabes sont en phase avancée d’alsacianisation ; heureusement pour eux, ils ont opté pour un Etat plus libéral que la France.

Veuillez agréer, Monsieur, l’expression de mes sentiments distingués.

Michel GALLOY,

(Paris)


REPONSE À MICHEL GALLOY

St-Paulet, le 3 juin 2002,

Monsieur,

C’est avec beaucoup de retard, et sans plus d’explications, qu’on me communique votre lettre dans laquelle vous avez l’obligeance de me faire quelques intéressantes remarques à propos de mon article sur les Sorabes.
Je vais tâcher de répondre brièvement aux interrogations que soulève, selon vous, cet article que vous avez trouvé dans "Lo lugarn" n0 75 du printemps 2001.

1 - L’arrivée des Slaves en Germanie.
Vous avez parfaitement raison : au lieu d’écrire "...dans les premiers siècles avant notre ère...", j’aurais dû écrire "... de notre ère...".
Selon mes diverses sources (Ancel, Geipel), au premier siècle de notre ère, les Slaves sont confinés à l’est de la Vistule. C’est à partir du second siècle, que, dans un mouvement lent mais continu, ils s’ébranlent vers l’ouest (la Germanie) et vers le sud (la plaine danubienne et les Balkans). Aux IIIème et IVème siècles, ils occupent la Germanie orientale (Pologne actuelle). Au Vème s., ils supplantent les Germains en Allemagne orientale. Ceux-ci accomplissent alors leur grande migration vers le sud et l’empire romain, phénomène connu sous le nom de "Grandes Invasions". Au Vlème s., les Slaves atteignent l’Elbe sur laquelle les empereurs francs, Dagobert et Charlemagne, n’auront de cesse de les contenir.

2 - Les falsifications de l’Histoire par les mouvements nationalitaires et leurs revendications délirantes.
Les premières sont hélas ! fort nombreuses et vous avez raison de les fustiger. Mais ne sont-elles pas le pendant de trop nombreuses histoires officielles chargées de sanctionner la victoire des peuples impérialistes ?
Pour ce qui est des revendications délirantes, je possède la reproduction d’une excellente carte ethnographique d’origine allemande. Elle s’intitule "Der GrossDeutsche Bund und MittelEuropa um das Jahr 1950". Y sont fixées les limites de la "grande nation allemande" : soit, tout le territoire ethniquement allemand vers 1900, en incluant les îlots balkano-danubiens ; tout le pays néerlandais, de Dunkerque à Königsberg ; la moitié du territoire polonais, fort réduit; les territoires magyar et tchécoslovaque, dans leur totalité ; la Slovénie et la Rhétie ; sans compter l’Ukraine subcarpathique et quelques autres broutilles...! On sait où cela a pu mener. Les Arméniens, eux aussi, très gourmands en 1919, n’eurent pas la chance de concrétiser, ne serait-ce qu’un court laps de temps, la "Grande Arménie" qu’ils envisageaient.

Merci pour vos éclaircissements sur la situation bien terrible des Sorabes de Pologne. Très intéressantes également, vos précisions sur la politique des nationalités dans cette partie de l’Europe de l’Est.
Avant de terminer, puis-je me permettre de vous signaler que j’ai commencé, avec l’aide amicale du Professeur Héraud, la publication de la correspondance Héraud-Fontan (1962-1979). Pour le moment, elle sera disponible seulement sur le réseau internet grâce à notre ami Ben Vautier dont le site s’appelle :

Ethnisme.org

Veuillez recevoir, Monsieur, l’expression de ma considération et mes meilleurs sentiments ethnistes.

Jean-Louis VEYRAC