par Fernand Allavena
Après la publication dun bref commentaire sur larticle : Théorie de la Nation, publié dans les numéros 1, 2 et 3 de la revue SAV BREIZH, cahiers du combat breton - dans le n° 3 de Lu Lùgar -, nous avons reçu une lettre dErwan Vallerie, auteur de larticle et directeur de la revue.
Nous publions ici cette lettre qui nous était parvenue trop tard pour notre précédent numéro. Nous publions en même temps la réponse que notre camarade, rédacteur du commentaire du Sav Breizh dans Lu Lùgar n° 3, et à qui nous avions communiqué cette lettre, a adressée à Erwan Vallerie.
Nous publierons dans un numéro suivant la suite éventuelle de cette intéressante discussion.
La Rédaction
Quimper, le 21 novembre 1971
Chers Camarades
Cest toujours avec intérêt et profit que nous lisons Lu Lùgar comme ses suppléments. Sy ajoute cette fois-ci la satisfaction de voir que cet intérêt est réciproque, comme le prouve limportant commentaire que vous consacrez à Sav Breizh. Cela nous permet despérer que se nouent des relations qui dépasseront le stade de la sympathie lointaine et de la signature en commun de motions platoniques.
Laissez-moi cependant être un peu surpris de la verdeur avec laquelle vous menjoignez de vous répondre. Il nétait pas besoin de me menacer de le faire à ma place pour my inciter. Je pense que nous avons tout à gagner à une confrontation de nos points de vue respectifs. Mais si cette confrontation doit se faire sans complaisance, pourquoi lui donner une tournure polémique qui ne peut quentraver le débat.
Vous laissez entendre en effet que jaurais des raisons cachées et quelque peu machiavéliques de faire le silence sur les thèses du P.N.O; vous semblez même connaître ces raisons puisque vous proposez éventuellement de répondre pour moi.
La réalité est beaucoup plus simple que vous ne le croyez sans doute. Il faut vous dire que la rédaction de Théorie de la Nation sest étalée sur une longue période. Le plan et les idées directrices en furent posés dès la fin de 1968 et la partie purement analytique, celle où jexpose et critique les diverses thèses en présence (soit les livraisons des numéros 1 et 2 de S.B.) fut rédigée dans les mois qui suivirent. Puis, - vous comprendrez tout à lheure pourquoi -, je dus marquer une longue pause dans lavancement de mon étude.
Or, à lépoque où jen écrivis la première partie, cela dût-il vous paraître surprenant, jignorais presque tout des travaux de Fontan. Vous savez aussi bien que moi que les contacts entre militants occitans et militants bretons étaient à peu près inexistant jusquà une date très récente. Le bas niveau du développement des luttes dans nos deux pays empêchait sans doute que les échos nen parviennent de lun à lautre, mais surtout notre oppresseur commun sétait employé à susciter un antagonisme artificiel entre nos deux peuples. Ainsi, nétait-il pas rare de lire dans les publications bretonnes davant-guerre des diatribes contre les méridionaux accusées de monopoliser à leur profit la vie politique française. Je crois que lon peut porter à lactif de la Conférence des Mouvements Nationalitaires de S. Liégeard davoir pratiquement constitué le premier pas dans le rapprochement de nos combats respectifs, en 69-70.
Ce ne fut donc qualors que je commençai pour ma part à prendre connaissance du travail théorique du P.N.O. Encore me fallut-il attendre pour acquérir une vue densemble de vos positions sur la nation et le nationalisme davoir reçu le supplément au n° 2 de Lu Lùgar : Eléments de base pour une politique scientifique : 1e lethnisme. Cest vous dire que lorsque jécrivis la première partie de Théorie de la Nation, jeusse été bien en peine de traiter des thèses de Fontan. Quand enfin je pus passer à la rédaction de la deuxième partie qui devait tout entière consister en une critique de la thèse marxiste et du marxisme lui-même pour déboucher sur une nouvelle conception dialectique de la nation, en février 71, le premier numéro de Sav Breizh partait chez limprimeur et je navais plus le temps que dapporter quelques retouches de détail à la première partie.
Cela dit, il va de soi que si, comme il pourrait se faire, jétais amené à préparer une publication séparée de mon texte, je ne manquerais pas de le reprendre et de le compléter.
En ce qui concerne la thèse de Fontan, voici en quelques mots mes principales objections : je suis pleinement daccord pour poser la langue comme critère fondamental de la nation. En revanche, je ne pense pas que, de ce point de départ, on puisse conclure à la coïncidence absolue de la nation et du domaine linguistique. La lanque en effet nest pas le fondement de la nation mais seulement sa manifestation essentielle : cest la nation qui crée la langue et non la langue qui crée la nation ; en dautres termes, la nation est la base et la langue la super-structure. La langue ne doit donc être considérée que comme un symptôme, un indice et non comme une condition de la vie nationale. Ainsi est-il concevable que la nation subsiste là où la langue a disparu. Vous maccusez davoir élaboré cette thèse par opportunisme, pour faire coller la Bretagne avec sa patrie française (Rennes et Nantes). Je pourrais vous répondre abruptement quentre ladhésion unanime des Bretons du haut-pays et lopinion des militants occitans, la première lemporte. Mais il y a plus : la thèse de la coïncidence stricte entre la nation et la langue est anhistorique. A la limite, elle nexplique rien et ne consiste quen un transfert de vocabulaire ; elle ôte à la nation sa dimension politique et sa spécificité. Cela vous amène à formuler des propositions aussi insoutenables et irréalistes que lappartenance du Québec à la nation française (Eléments de base... 1) lethnisme - page 10) ou de la Grande-Cornouaille à la nation britannique (Circulaire n° 5 - page 16). Si la nation nest autre que le domaine linguistique, pourquoi ne pas parler uniquement de domaine linguistique ? Mais alors les luttes nationales nont plus aucun sens, létat de fait devient légitime en soi, puisque tout individu ou fraction de peuple qui change de langue change ipso facto de nationalité sans que la nation cédante puisse fonder la moindre revendication auprès de la nation cessionnaire. Le danger dune telle proposition ne vous a certes pas échappé et vous tentez de le pallier en admettant, par un amendement à votre thèse, la persistance de la nation là où la langue était encore en usage il y a moins de trois cents ans. A mon tour de vous taxer dopportunisme dans la fixation dun seuil qui, comme tout seuil, peut avoir une utilité pratique, mais na aucune signification intellectuelle.
En fait la divergence de nos positions est plus profonde. Avec cette notion de seuil, vous cherchez à réintroduire la dimension historique dans une théorie qui lexclut. Cest que vous vous êtes attachés exclusivement à élaborer une définition de la nation. Cest là un travail nécessaire. Mais le terme même de définition implique une conception statique du phénomène national. Pour ma part, bien plus que de définir la nation, mon but était daboutir à une théorisation de la dynamique nationale. Ainsi vous écrivez que ma définition (nest) pas plus utilisable que celles critiquées auparavant par lauteur. Jen suis bien daccord. Mais ce que vous omettez de dire - et je crois pourtant mêtre clairement expliqué sur ce point - cest quà mon sens aucune définition de la nation nest utilisable politiquement, la nation parfaite, répondant à la définition, que jappelle nation actuelle nétant quune hypothèse de lécole. Dès que lon aborde le domaine historique des luttes nationales, on se trouve fatalement en présence de formes ambiguës (que jappelle nations virtuelles), faute de quoi il ne se poserait pas de question nationale (La nation actuelle... est une donnée eschatologique, une fin de lhistoire. - S.B. n° 3, p. 32). Ainsi, quand vous dîtes que mon étude porte en fait sur laliénation nationale, je réponds que dans les faits toute nation est aliénée et quune nation parfaitement achevée... ne serait plus quun facteur inerte, sans résonnance politique, sans dimension historique. (S.B. n° 3, p. 28). Quune étude du phénomène national est donc strictement indissociable dune étude de laliénation nationale.
Lopposition de nos deux thèses napparaît donc pas comme une simple divergence sur les critères de lexistence nationale, mais comme le divorce fondamental entre une conception statique et une conception dialectique de la nation. Vous semblez redouter particulièrement le confusionnisme. Gardez-vous toutefois, par un souci excessif de rigueur qui vous pousserait à nadmettre quun critère unique et absolu de la nation et quune définition qui marche à tout les coups de tomber dans lexcès contraire, une vision simpliste qui ne rendrait absolument pas compte de la complexité du phénomène national.
Avant de conclure, je voudrais préciser un autre point pour le moins aussi important : celui de notre accord sur lexistence de ce que vous appelez les trois fils directeurs de lhistoire.
Quand jeus terminé la partie critique de mon étude, je dus, comme je lai dit, marquer une pause dans lavancement de mon travail. En effet, je butai alors sur la thèse marxiste et avant de poursuivre, il me fallut surmonter lobjection suivante (que jesquisse simplement ici) : si la culture nest quune super-structure de la base économique, il ny a pas de lutte nationale signifiante. Cela marrêta pendant sept ou huit mois que je consacrai à des recherches sur ce sujet. Je parvins à la notion de deux bases, économique et culturelle, en interaction. Le schéma cependant ne me semblait pas équilibré ; il nétait pas exhausif et manquait de dynamique interne. Cest alors quau printemps 70 je reçus votre brochure Nationalisme révolutionnaire, religion marxiste et voie scientifique du progrès. Aussitôt lue la première page, à la minute même, je compris que lobstacle était franchi. Lintégration des luttes sexuelles donnait au schéma son équilibre et sa dynamique. Il ne sagissait plus détudier les rapports entre économie et culture mais délaborer une théorie globale de la société historique. Jorientai donc mes recherches dans ce sens et jetai les bases de cette étude. Mais, pour les raisons que jai indiquées dans S.B., je décidai toutefois dachever dabord Théorie de la Nation en me contentant de citer par anticipation cette étude plus vaste qui nest encore, hélas, à lheure actuelle quà létat de projet.
Il est donc sans doute prématuré dentamer la discussion sur ce sujet alors que rien dapprofondi na encore été publié de part ni dautre. Je me bornerai donc à relever quelques divergences quà travers de vos publications jai cru déceler.
Jespère quil vous sera possible de publier in extenso cette longue lettre ; jen formule le vu non dans le souci assez vain de réfuter vos objections, mais par la conviction que pourrait ainsi sengager une fructueuse discussion, dégagée de toute vanité dauteur et de tout esprit de propriété intellectuelle, pour le progrès de notre combat commun.
Croyez à ma sympathie révolutionnaire.
Erwan VALLERIE
Paris, le 16 février 1972
Cher camarade,
Ayant rédigé le commentaire sur Sav Breizh publié dans Lu Lùgar n° 3, votre lettre ma été transmise et cest avec plaisir que je lui réponds. Parce que - je dois le dire immédiatement - nous sommes aussi persuadés que la confrontation de nos points de vue respectifs pourra être très profitable à chacun : cest sans doute la première fois que nous pouvons entamer avec quelquun un débat se situant demblée à ce niveau.
Il faut encore que je mexplique sur un point : la prise à partie un peu violente qui termine mon commentaire. Pendant un bon nombre dannées, le P.N.O. na pas eu dorgane dexpression et les bruits les plus fantasques ont couru sur son compte, ses positions déformées de façon surprenante et les diffamations fréquentes envers ses militants. Cela atteignit de telles proportions quun groupe de jeunes militants en train de se constituer à Paris se trouva acculé à partir de 69 à lalternative soit de cesser simplement de militer, soit de combattre prioritairement ces bruits et entreprendre la diffusion de lensemble de nos positions doctrinales et politiques (la vie militante loin de lOccitanie nous rendant extrêmement sensibles à ce genre dattaques, et sans doute aussi plus vulnérables). Nous entreprîmes donc, obtenant certains résultats, de diffuser une circulaire qui se continua par une publication plus régulière, Lu Lùgar ; aux polémiques violentes, voire hargneuses, du début succédèrent progressivement des textes danalyse plus denses. Lensemble doctrinal que nous soutenions était gênant en ce sens quil nétait pas une conception opportuniste et ne se laissait pas non plus dériver du marxisme. Aucune critique densemble ne nous a, à ma connaissance, été faite ; seules des critiques occasionnelles de telle ou telle prise de position extraite de son contexte, ignorant lensemble doctrinal qui en rend compte.
Et voilà quavec surprise nous voyons apparaître avec la troisième livraison de Sav Breizh dans votre étude un schéma de même nature que celui qui est à la base de nos analyses. Vous accepterez que labsence totale de référence à nos positions après leffort de diffusion que nous avions entreprise depuis 69 nous ait paru bizarre, et que compte-tenu des antécédents que nous avions eu à affronter nous nayons pas envisagé cela avec toute la sérénité souhaitable dans ce cas, et que la méfiance lait emporté. Notez toutefois que cette tournure polémique que vous regrettez napparaît quà la fin de mon commentaire...
Votre explication sur ce point est en effet satisfaisante, et je pense que nous pouvons considérer ce débat comme clos pour passer à un autre plus intéressant.
Votre critique se divise en deux parties distinctes, dune part critique de la définition que nous donnons à la nation, dautre part réflexions sommaires sur la conception des trois fils directeurs de lhistoire. Je vais donc également vous répondre sur ces deux questions.
La critique principale que vous faites, qui se retrouve tout au long de votre lettre, est que notre théorie serait statique et notre conception de la nation anhistorique. Vous rejoignez par là le reproche que certains nous ont fait fréquemment (et continuent de nous faire) de concevoir un univers clos, fermé sur lui-même, dépourvu de dynamisme (mais avec des arguments qui rendaient inutile toute discussion réelle, ce qui nest pas votre cas). Il me semble que vous vous êtes persuadé à tort que lobjectif des travaux de Fontan avait été dobtenir dabord une définition de la nation, alors que celle-ci sintègre dans toute une conception de lhistoire qui est bien loin dêtre figée. Elle en découle même, et si nous la mettons fréquemment en avant cest quelle est un des fondements de la politique que nous qualifions d inter-nationaliste, cest-à-dire véritablement anti-impérialiste. Vous étant placé initialement dans une perspective dobservation différente de la nôtre, je crois que vous avez mal saisi les rapports entre les divers éléments fondamentaux de nos thèses. Sinon vous ne nous reprocheriez pas daffirmer la coïncidence absolue de la nation et du domaine linguistique (actuel), ce que nous ne faisons pas. Il reste que des divergences très nettes apparaissent entre nous quil est important de bien cerner et de discuter.
Vous vous dîtes daccord pour poser la langue comme critère fondamental de la nation, mais vous la rejetez ensuite en tant que telle et posez comme critère fondamental effectif de lexistence dune nation la conscience de lidentité linguistique (S.B. 3, pp. 25 à 27). Cest comme si pour déterminer lexistence dune classe ouvrière on adoptait comme critère fondamental la conscience de vendre sa force de travail. Cela a des conséquences graves car faire intervenir des éléments subjectifs comme déterminants conduit à justifier et légitimer a-posteriori tous les avatars de lhistoire. Et vous revenez presque en effet à la thèse de Renan, bien que sous une forme plus élaborée.
Vous nous reprochez didentifier abusivement langue et nation ; cest faux. Quand nous écrivons par exemple (La langue occitane dans la lutte pour la libération nationale de lOccitanie) : nous devons avoir toujours présent à lesprit que notre motivation la plus profonde, notre but essentiel, ne sont pas lamour, la défense et la promotion dune langue. Notre motivation est lamour et le service dune communauté humaine, dun ensemble dêtres humains (passés, présents et futurs) : la nation occitane, et notre volonté est de lutter pour le plus grand bien possible de cette nation. Cest parce que sa propre langue est un des biens les plus précieux de chaque peuple que nous luttons pour loccitan, nous faisons assez nettement la distinction entre les deux. Par contre, vous semblez constamment ne voir une langue que sous la forme achevée que lui donne un groupe en développant une vie culturelle unitaire (et identifier la langue en tant que critère de lexistence dune nation avec cette forme). Vous écrivez : cest la nation qui crée la langue (comme si vous disiez que le prolétariat crée sa situation au sein de la division capitaliste du travail) ; il nexiste pas de nation donnée préalablement ou en dehors dune langue donnée. Mais il serait tout aussi absurde de dire que la langue crée la nation : lapparition de lhumanité coïncide avec lapparition du langage, de la communication linguistique, et la différenciation linguistique de lhumanité au cours du processus de peuplement de la terre coïncide avec sa différenciation en nations. Cest de ce phénomène historique fondamental que notre définition rend compte, et non de tel ou tel état particulier de nation à un certain moment de son existence. Nous définissons la nation comme une catégorie historique fondamentale et universelle, la division linguistique étant le critère de délimitation des nations entre elles. Mais il est bien entendu que la nation ne se limite pas à une réalité linguistique (de même que la classe définie par Marx ne se réduit pas à une réalité économique). La signification de la langue à ce niveau vient justement du fait quelle est une manifestation synthétique de lensemble des caractéristiques dune nation, le seul indice qui permette de saisir cet ensemble. Et en conséquence, toute langue qui a totalement disparu ou qui a donné naissance à dautres langues implique que la nation correspondante a disparu (ainsi il ny a plus de nation dalmate ou de nation latine).
A la tendance de chaque nation à développer une vie culturelle commune et originale, se sont opposées des tendances impérialistes sexprimant dans des rapports de force entre nations. (Jentends culture au sens scientifique, et non littéraire du terme, cest-à-dire lensemble des relations et des comportements sociaux développées par la communauté nationale, y compris dans les domaines économiques et affectif). Je pense que cest dans le cadre de ces contradictions entre forces tendant à laffirmation nationale et dautres externes et internes (sil y a aliénation) tendant à la limite à la destruction de telle ou telle nation que se situe ce que vous appelez dynamique nationale. La dynamique propre à chaque nation et la dynamique des contradictions entre nations ont entraîné lévolution à la fois politique, économique et culturelle de ces nations. Cette évolution ne sest évidemment pas faite en fonction des besoins, des intérêts ou des aspirations propres à chaque nation, ainsi la majorité des nations existantes à lheure actuelle nont pas, à des dégrés divers, réalisé leur indépendance ou leur unification (ce que notre théorisation nous conduit à prendre en compte comme objectif politique global). Une étape importante de la dynamique nationale de lhumanité est la stabilisation relative des nations qui survient aux environs de lan mille pour une grande partie du monde connu, avec comme conséquence essentielle quil ny a pas eu depuis cette époque apparation de nouvelles nations (alors que par ailleurs dautres ont disparu depuis, moins nombreuses sans doute puisquil ny en a que trois en Europe). Cette stabilisation a permis un renforcement progressif des caractéristiques nationales, une plus grande résistance de chaque nation à lassimilation. La perte de lusage dune langue au profit dune autre ne signifie pas immédiatement un changement dappartenance nationale (elle marque seulement un dégré donné dassimilitation, inachevée) car elle ne signifie pas la disparition des modèles de structuration de la personnalité de base qui en découlent. Cest quand la quasi-totalité des traits culturels propres à une nation ont disparu que lassimilation atteint un seuil irréversible. Jespère que vous admettrez quen indiquant un palier denviron trois siècles (pour lEurope, ce que vous ne précisez pas) nous nintroduisons pas un nouvel élément pour amender nos thèses, mais que nous ne faisons que préciser un point de définition, en y ajoutant une indication pratique.
Il reste que si cette formulation chronologique a une utilité pratique, ainsi que vous ladmettez - et nous navons jamais cherché à lui donner dautre signification -, elle nest effectivement que peu satisfaisante. Déterminée sans doute un peu empiriquement elle sest trouvée jusquà présent vérifiée par les faits. Nous précisons que ce nest pas une règle absolue et universelle, mais un palier approximatif, qui est valable assez généralement en Europe, qui semble valable aussi dans dautres endroits, mais pas partout. Les critères non linguistiques étant difficilement appréciables et ne permettant aucune rigueur sont inapplicables, et létat des recherches en ce domaine ne nous permet pas une formulation plus stricte, du moins pour le moment.
Si on peut considérer cette persistance de la nation après la perte récente de lusage de la langue comme une exception au critère linguistique (tout au moins dans son application stricte) - la seule sur laquelle vous insistez - nous en énumérons dautres, qui sont des exceptions beaucoup plus nettes au critère linguistique, et dont vous ne parlez pas. A commencer par celle que nous recouvrons par la même formulation (territoires ayant changé dappartenance linguistique à date récente) dont vous extrayez le seuil que vous critiquez : cest-à-dire les territoires où la population autochtone a été déplacée par la force et remplacée par une autre (Crimée, Ionie, etc.). Nous pouvons nous passer de discuter ici les autres exceptions qui ne sappliquent pas en Europe, mais il faut souligner que ces exceptions ne remettent pas en cause la validité du critère linguistique et sont bien plutôt des précisions apportées à son utilisation pratique. Je crois avoir montré quil est assez faux de dire que selon nos conceptions létat de fait devient légitime en soi. Il me semble par contre que cest vous qui légitimez un état de fait en rejetant le Québec de la nation française ou la Grande Cornouaille de la nation britannique (ou est-ce la mer qui vous semble être un obstacle insurmontable ?), et même en intégrant Rennes et Nantes à la Bretagne (un état de fait passé dans ce cas).
Je dois vous préciser à ce sujet que ce nest nullement en tant que militants occitans que nous nous permettons de discuter des limites de la nation bretonne, mais en tant que disons théoriciens de la question nationale. Le problème est de savoir sil est possible et sil est nécessaire de délimiter les nations selon des critères universels. Et il sagit en fait dune même chose, car si ce nest pas possible, cest que la nation nest pas une réalité humaine fondamentale et sa délimitation ne présente alors aucune sorte de nécessité (en même temps que la lutte nationale nest plus au mieux quune lutte annexe), et inversement. Ladhésion unanime des Bretons du haut-pays est loin dêtre un critère de type universel. A ce titre, nimporte quelle lutte qui sauto-proclame nationale est une lutte légitime : le nationalisme sicilien par exemple, ou le regain actuel du croatisme en Yougoslavie, qui est justement le verrou (entre autres) aux luttes démancipation des nations de létat yougoslave ! Et il me semble dailleurs que la masse des haut-bretons a une conscience assez claire de na pas appartenir à la communauté linguistique bretonne, ce qui a une base objective certaine puisque même dans sa plus grande extension la langue bretonne na jamais atteint Rennes et Nantes.
Toutes nos divergences, je crois, se ramènent en dernière analyse à la question de la langue et du critère linguistique. Bien que vous ayez fait un pas important dans ce sens, mais en revenant ensuite à des critères historiques et politiques inévitablement flous. Il y a là, me semble-t-il, contradiction avec lexigence que vous posiez dans votre excellente critique du marxisme de montrer que les luttes nationales étaient historiquement signifiantes, en ce sens quelles ne sont signifiantes que si on les envisage non séparément mais à léchelle du monde comme un moment (une phase) nécessaire de lévolution historique (progressiste), que si elles présentent une nécessité historique. Ce qui exige à la base lanalyse de la nation comme une catégorie historique fondamentale définie selon des critères objectifs rigoureux et universels. Sans quoi on retombe dans une définition aléatoire de la nation, inutilisable sur le plan théorique comme élément dexplication de lhistoire, et ne permettant pas dans la pratique de remettre en cause radicalement la situation actuelle. (Voire, ce qui est sûrement plus dangereux, une conception de la dynamique nationale qui fixe les limites de la nation là où sa dynamique pourra les amener, ce qui est typiquement la conception nazie). Car politiquement on aboutit à la constitution détats semblables à ceux que lon combat, ayant leur nation dominante et leurs minorités (pour sen tenir seulement aux contradictions nationales), cest-à-dire qui ne joueront pas forcément (ou peu) un rôle de dissolvant des rapports impérialistes internationaux.
Nous touchons là une autre de nos divergences, importante il me semble. Je vous avouerai quà la lecture du paragraphe concerné de votre lettre jai fait un bond. Nous pensons que la fonction de la théorie, en simplifiant, est de servir de guide pour laction, directement ou indirectement, en sappuyant (au minimum) sur des bases scientifiques (et mieux, en les intégrant synthétiquement). Vous ne semblez pas penser la même chose, alors à quoi sert une théorie qui demeure sans rapport avec la lutte politique concrète ? Elle ne peut que finir par servir à justifier a-posteriori une situation. Vous dîtes aussi que dans les faits toute nation est aliénée, ce qui est juste (plus ou moins suivant les cas) à lheure actuelle. Mais en entendant quelle ne peut cesser de lêtre sous peine de devenir un facteur inerte, sans résonnance politique, sans dimension historique. Là, je ne comprends plus ce qui signifie pour vous aliénation. Il existe une réalité nationale objective, laliénation nationale correspond à la distance qui sépare la conscience des gens de cette réalité objective, et plus cette distance est grande plus il y a inertie. Il faut quun certain seuil de désaliénation soit atteint pour quune lutte de libération nationale devienne possible, et en Occitanie les militants qui se heurtent sans doute plus quailleurs à ce phénomène essentiel le savent bien.
Jaimerai que vous précisiez votre pensée sur les points qui sont posés à cet endroit, avant den discuter de façon plus approfondie, car jai limpression que nous utilisons diverses notions de base avec des sens différents. Et je ne parviens pas à cerner exactement nos divergences. Mais nous sommes bien daccord que létude de laliénation nationale sous toutes ses formes doit aussi être faite.
Je vois nos thèses comme se situant à des niveaux différents de prise sur la réalité historique, et je ne voudrais pas faire prématurément le point de la situation de lune par rapport à lautre, alors que les éléments que vous avancez sont encore en voie délaboration, dintégration dans un ensemble théorique. Ce qui nempêche pas des divergences importantes dapparaître entre nous, mais que nous pouvons dautant mieux discuter à mon sens que nous avons un point daccord tout aussi important : nous ne tendons nullement à expliquer lhistoire à partir dune seule problématique (nationale), et sil est possible de faire momentanément abstraction des autres éléments dexplication pour la clarté de lexposé, ils nen sont pas moins toujours présents au cur de la réalité concrète, de lhistoire qui se fait. Doù la nécessité den tenir compte constamment, et délaborer un ensemble théorique qui les intègre et explicite le mieux possible ces trois fils directeurs de lhistoire.
Nous avons bien sûr un certain nombre de questions mal résolues et peu étudiées encore, mais nous disposons tout de même dassez éléments pour entamer une discussion, et ce qui nen est que plus intéressant, sur le plan même de nos recherches. Parce que notre effort principal sur ce point était jusquà présent de faire admettre simplement lexistence de trois types de contradictions également importants pour rendre compte de lévolution historique de lhumanité.
Je me contenterai ici de répondre sommairement point par point aux divergences que vous relevez.
Il y aurait encore beaucoup de choses à dire, mais ce nest quune lettre et elle est déjà assez longue. Jespère que nous pourrons mieux préciser nos positions lune par rapport à lautre, que de ces discussions puisse sortir une contribution au progrès du combat que nous menons, et nous permette déviter, comme le disait récemment un camarade, une adaptation hasardeuse du marxisme orthodoxe, lequel néglige certains aspects de la réalité. Souhaitons aussi que ces recherches et ces discussions ne se limitent pas à quelques individus.
En toute sincérité,
Fernand ALLAVENA