SUISSE

Confédération helvétique
Capitale : Berne
Superficie : 41 293 km2
Population : 6 600 000 hab.

Les effectifs des quatre Suisses

Au recensement de 1980, la Suisse comptait 65% de germanophones; 18,4% de francophones; 9,8% d'italophones; 0,8% de Romanches et 6% de "divers". Ces chiffres marquent un accroissement sensible du nombre des étrangers de tierce-langue; car en 1950 encore, il n'y avait que 0,7% d'habitants de la Suisse à ne pas parler l'une des quatre langues "nationales" de cet État (énumérées à l'art. 116 de la Constitution §1, les trois plus importantes étant de plus -- §2 -- langues "officielles" de la Confédération).
Pour apprécier l'importance politique des groupes linguistiques, il ne faut tenir compte que des citoyens helvétiques. Les proportions sont alors les suivantes: Suisses allemands: 73,5%; français: 20,1%; italiens: 4,5%; romanches: 0,9%; autres langues: 1,0%; les chiffres absolus étant respectivement: 3 987 000, 1 088 000, 242 000, 50 000 et 54 000. Une troisième perspective consiste à prendre en considération la population (globale) des aires linguistiques. Cette approche défavorise l' italien et le romanche ; en 1970, la Suisse allemande comptait 4 555 000 h ; la française, 1 423 000, l'italienne (Tessin et vallées italiennes des Grisons), 259 000 et la romanche, l31 000. Noter que le Suisse allemand écrit et lit en allemand littéraire (Hochdeutsch) mais parle un dialecte alémanique en des formes diverses ; les patois lombards subsistent en Suisse italienne mais n'y menacent pas la suprématie de l'italien proprement dit ; en Romandie (Suisse française), les patois ne subsistent plus que dans le canton de Fribourg et dans certains coins du Valais ; ils sont éteints dans les régions protestantes ; le romanche, enfin - malgré la création, voici peu, d'un romanche unifié, le rumantsch grischun - continue d'être parlé sous la forme de cinq idiomes, dont les plus importants sont le sursilvain (Rhin antérieur) et le vallader (Basse-Engadine).
La Suisse ne pratique pas le fédéralisme ethnique, mais le principe de territorialité.
La Confédération helvétique ne fédère pas des ethnies comme on le croit souvent, mais des entités politiques façonnées par l'Histoire : les 26 cantons et demi-cantons(1).
Les Suisses eux-mêmes insistent sur cette vision des choses qui, correcte du point de vue constitutionnel, sous-estime volontairement le clivage ethnique. Ainsi, lors du référendum du 6-12-1992, par lequel le peuple et les cantons ont rejeté l'adhésion à l'Espace économique européen, les médias s'en sont généralement tenus aux résultats par cantons, passant sous silence le fait que les parties alémanique et romande d'un même canton (Berne, Fribourg, Valais) avaient voté en sens inverse. Si le fédéralisme helvétique est politique et non ethnique, il n'en contribue pas moins fortement à la défense des ethnies minoritaires, mais de façon indirecte.
D'une part, le fait cantonal limite la prépondérance alémanique, la Suisse allemande étant divisée en 18 entités (2) ; et elle assure aux italophones la possession d'un canton propre (le Tessin), cependant que les Romands détiennent quatre États (Genève, Jura, Neuchâtel, Vaud) et sont majoritaires en deux (Fribourg et Valais). Les cantons unilingues, maîtres absolus du régime linguistique administratif et scolaire, sont la pierre angulaire de la protection ethnique. Pour les minorités territoriales des cantons bi- ou trilingues, intervient la territorialité linguistique, un principe distinct du fédéralisme, mais juridiquement lié, en Suisse, à cette forme d'État. Consacrant la pratique, le Tribunal fédéral a, dans un arrêt Zahringer du 3-6 1932 - décision suivie de plusieurs autres, dont Association de l'Ecole française de Zurich du 3l-3-1965 - mis à la charge des cantons le soin de veiller à l'intégrité territoriale et culturelle des aires linguistiques. Il s'appuie pour cela sur la notion constitutionnelle de "langue nationale", laquelle n'aurait pas de contenu si une protection efficace n'était pas assurée à chacune d'elles sur son territoire traditionnel. Etant donné l'étendue de leurs compétences, c'est aux cantons -sous-entendu : bi-ou trilingues - que le Tribunal fédéral fait peser la responsabilité de la protection.
Les aires linguistiques suisses sont ainsi fixées une fois pour toutes, ce qui est un facteur essentiel de paix linguistique. Elles sont en principe unilingues, presque aussi fortement que les États souverains monoethniques. Il suffit, pour s'en rendre compte de visiter, par exemple, Genève ou Lugano, qui offrent un visage linguistique aussi français ou, respectivement, italien que Lyon ou Milan.
Les accrocs au respect des aires linguistiques sont, sauf aux Grisons, assez limités: maintien d'écoles allemandes traditionnelles dans certains villages anabaptistes du Jura méridional ; passage de Bienne, au XlXe siècle, de l'unilinguisme allemand au bilinguisme allemand-français (le changement, ici, s'est fait à l'avantage de la minorité et d'une minorité d'immigration) ; recul léger de l'allemand dans le Valais. Dans le canton de Fribourg, c'est l'allemand qui avance ; mais les autorités cantonales maîtrisent cette poussée en maintenant rigoureusement l'école et le régime administratif français des communes menacées (maintes d'entre-elles ont d'ailleurs changé plusieurs fois de majorité linguistique dans le cours du temps).

La question romanche

La seule entorse grave au principe de territorialité,s'observe dans les Grisons au détriment du romanche. De recensement en recensement, le nombre des communes à majorité romanche ne cesse de reculer. En 1990, pour une commune (Alvaschagn) passée au romanche, six ont basculé vers l'allemand (Lantsch, La Punt, Pignia, Scheid, Trin et Zuoz). Cela ne signifie pas, bien évidemment, que l'école et l'administration changent de langue à chaque nouvelle majorité ; mais le risque existe à échéance, car, dans les Grisons surtout, les communes jouissent en matière scolaire d'une très large autonomie.
Les municipalités choisissent le type d'école, qui va de l'école purement allemande-rare- à l'école à langue véhiculaire romanche avec l'allemand enseigné. Les besoins de la vie civique (appartenance à un canton majoritairement alémanique et à la Confédération) et les préoccupation socio-économiques (développement du tourisme et de l'hôtellerie, recul du paysannat) ne vont évidemment pas dans le sens de la sauvegarde du romanche. Et il est certain que la participation de la Suisse à la construction européenne devra s'accompagner de mesures dérogatoires importantes, si l'on désire sauver le peuple romanche.
Parallèlement au déclin constant de la langue s'observe en sens contraire, une valorisation nouvelle du patrimoine ethnique. C'est ainsi que nombre de communes ont remplacé leurs dénominations allemandes par les noms romanches traditionnels. Cela a débuté en Engadine et le Sursès et se poursuit à rythme rapide dans la Surselve (Rhin antérieur). Parfois des dénominations bilingues ont été remplacées par des noms purement romanches (par exemple, "Schuls-Scuol" est devenu "Scuol" - appellation malheureusement affectée, pour les besoins du tourisme, du préfixe allemand illégal Bad : Bad-Scuol = Scuol-les-Bains).
La création du romanche unifié devrait permettre, conjointement à la révision envisagée de l'art. 116 de la Constitution, l'érection du romanche en "langue semi-officielle" de la Confédération. Le romanche a déjà conquis des droits nouveaux dans le domaine des publications officielles, de l'État-civil et des registres fonciers.
On aurait pu envisager la refondation du canton des Grisons en canton fédéralisé triparti : une zone allemande, une zone romanche, une zone italienne, pourvues, chacune, d'institutions propres. Ce projet s'inscrirait dans la tradition du pays puisque les Grisons résultent de la fusion de trois ligues (lesquelles, il est vrai, n'avaient pas de signification ethno-linguistique). Mais les Romanches eux-mêmes s'opposent à pareille idée ; car ils font corps avec le canton dont ils sont - il faut bien le dire, et ils le savent - les co-fondateurs. Aussi l'objectif maximal des Romanches conscients (3) est-il d'obtenir pour l'aire romanche traditionnelle, l'application stricte de la territorialité linguistique (c'est-à-dire de l'unilinguisme romanche, avec l'allemand comme langue subsidiaire). L'absence de protection des Rhéto-romans d'Italie (à l'exception de ceux du Tyrol du Sud) qui, précisément relèvent d'une administration provinciale germanophone) ancre tout naturellement les Romanches dans leur fidélité aux patries suisse et grisonne, ce qui, forcément, les freine dans leurs revendications.

L'affaire jurassienne

En dehors de La question romanche, la plus préoccupante, la Suisse est agitée par l'affaire jurassienne. Le référendum bernois du 23.6. 1974, où une majorité se prononça en faveur d'un canton du Jura, aurait pu la régler. Mais la procédure constitutionnelle (voir l'additif à la Constitution cantonale du 1-3-1970) prévoyait des contre-référendums, ce qui eut pour effet le maintien des trois districts du sud, plus atteints que ceux du nord, par l'immigration alémanique, dans l'orbite bernoise (4). Le Rassemblement jurassien, toujours animé par Roland Beguelin, l'âme de l'indépendance cantonale, aujourd'hui l' un des deux secrétaires généraux, combat inlassablement pour la réunification du Jura. On peut se demander quels seraient les effets de celle-ci sur la population francophone du district de Bienne (Bienne Evilard). Le bilinguisme actuel subsisterait-il dans un canton désormais purement alémanique?

Fribourg, le Valais, les italophones

On parle aussi en Suisse de "malaises" fribourgeois et valaisan. Deux associations, la Deutshfreiburgische Arbeitsgemeinschaft (DFG) à Flamatt, et le Rottenbund ("Ligue du Rhône"), à Brigue, s'occupent de la défense des minorités alémaniques dans les cantons respectifs de Fribourg et du Valais (minorités d'un tiers). La DFG a obtenu une révision de la Constitution cantonale qui met les deux langues à égalité, et obtenu, de la municipalité de Fribourg, des plaques bilingues pour certaines rues de la vieille ville. Son action est quelque peu entravée par la progression de l'allemand dans les campagnes, qui indispose les Romands.
Dans le Valais, Sierre/ Siders, alémanique au tiers, est (sauf le nom de la gare) de régime exclusivement français. A part cela, la frontière linguistique, juste en amont de la ville reste, la géographie aidant, des plus nettes - ce qui évite bien des disputes.
Reste le cas de la Suisse italienne . Les vallées des Grisons, qui souffrent de désertification, sont aidées financièrement par le canton et la Confédération. Quant au Tessin, s'il ne fait pas le poids sur le plan économique, il jouit, grâce à son statut cantonal, d'une protection ethnique des plus enviables. On ne chantera jamais assez les louanges du fédéralisme en tant qu'il ignore l'institution funeste de la tutelle pratiquée par les États unitaires régionalisés (5). Le Tessin a manifesté son attachement à la Suisse en repoussant comme les Alémaniques et les Romanches , l'adhésion de la Confédération à l'Espace économique européen (EEE).

Vers une union des quatre ethnies ?

Ce même référendum a, dit-on, creusé un fossé moral entre la Suisse allemande et la Suisse romande (tous les cantons francophones ayant voté, et à de fortes majorités, en faveur de l'EEE, le reste de la Suisse, sauf les demi-cantons de Bâle, s'étant prononcé pour le rejet). L'événement a certainement contribué à une prise de conscience romande. Le Mouvement romand , partisan de la refondation de la Suisse en fédération de quatre États ethniques reste cependant très marginal. A Genève existent deux associations favorables à l'indépendance. Ces tendances ont, à notre avis, peu de chance de s'affirmer, étant donné la supériorité du mode de vie suisse (démocratie, décentralisation,écologie, sens de l'organisation et du sérieux, avantages de la neutralité) sur ceux des trois grands États circonvoisins. La transcription en termes de structuration politique du clivage ethnique n'est donc pas pour demain ; peut-être viendra-t-elle couronner une longue évolution, marquée par l'insertion de la Suisse dans l'Union européenne.

NOTES

  1. Ces derniers sont totalement indépendants les uns des autres ; c' est pourquoi il vaut mieux parler d'une Suisse de 26 entités plutôt que de la Sui.sse des 23 cantons.
  2. Le 2e canton de Berne conservant, avec le Jura-Sud et la minorité française de Biennelune petite minorité romande.
  3. Deux organisations sont à citer : l'officieuse Lia Rumantscha/Ligia Romontscha, Plessurstr. 47, 7 000 Coire et l'Institut per Cultura retoromana , La Cristallina, 7031 Laax.
  4. Des référendums par communes ajustèrent la frontière cantonale sur la volonté des habitants, les catholiques étant en faveur du nouveau canton, les protestants pour Berne ; mais deux localités ne purent profiter de cet avantage : Vellerat, catholique, demeura bernois et Ederswiler, de langue allemande, est restée contre sa volonté dans un État exclusivement francophone. Ces communes n'eurent pas accès au contre-référendum, car elles n'étaient pas adjacentes au tracé nouveau des frontières cantonales.
  5. et l'Italie, tout spécialement. Que l'on compare seulement le Tessin au Tyrol du sud et au Val d'Aoste! Le Tessin assure un minimum d'enseignement de l'allemand dans la commune de Bosco-Gurin. Celle-ci devrait normalement appartenir au Valais, avec le Val Formazza (Pomat) qui, politiquement italien, l'en sépare.

Guy Héraud, 1993

carte

tableau des populations, ethnies, langues, religions

-> retour a la liste