De loin en loin, le Soudan réapparaît à la une des médias
occidentaux. C’est rarement à son avantage.
Depuis quelques mois, c’est sa politique à l’égard
des populations du Darfour, à l’ouest du pays, qui lui vaut ce
regain d’intérêt. Massacres, camps de réfugiés,
crise humanitaire, ce sont les tristes effets d’une politique impérialiste
que mène de façon récurrente le régime de Khartoum
depuis son indépendance en 1956.
Vers un génocide
Un génocide de caractère raciste et colonial est bien en cours.
Les populations sédentaires et indigènes visées sont nettement
identifiables sur le plan ethnolinguistique et culturel. L’accaparement
de leurs terres par les Arabes nomades et, au delà, par les compagnies
agro-industrielles du Golfe, est également une réalité
tangible.
Le processus est exactement le même qui a conduit à la guerre coloniale
menée par les Arabo-nubiens pour le contrôle du Sud-Soudan, riche
en pétrole. Celle-ci est en veilleuse actuellement, du fait de négociations
entre les parties, l’Etat soudanais, les autonomistes sudistes et les
pays voisins. En un demi-siècle, cette guerre à rallonge a fait,
au bas mot, 2 millions de morts, sans que le monde ne s’en émeuve
vraiment.
Au Soudan, une nette fracture historique et culturelle oppose centre et périphérie.
Au centre, la Nubie, fervemment musulmane et arabophone, est peuplée
de Nubiens arabisés, majoritaires (36%), de Nubiens authentiques (5%)
- les Barabra du Nil et les Nouba du Kordofan - et d’Arabes, minoritaires
(7%), mais influents.
A la périphérie, toujours tentée par l’autonomisme
voire le séparatisme, on trouve :
- à l’Est, les Bedja de Kassala, nomades musulmans attachés
à leur identité (5,5%);
- au Sud, des ethnies, animistes ou chrétiennes et anglophones, se rattachant
à l’Afrique centrale et nilotique - Lwo, Bari et Zandé étant
les plus importants de ces peuples (environ 30% du total);
- quoique globalement islamisé, l’Ouest (12% env.) est lui aussi
bien différencié et a été tenté par l’autonomie
politique dès avant l’indépendance du Soudan.
Le Darfour
L’Ouest soudanais, ce sont les trois provinces du Darfour, “Pays
des Four” , en arabe, une région de 496 000 km2, un peu moins grande
que la France, mais peuplée de seulement 4 millions d’habitants
environ.
Créés en février 1994, trois “Etats fédéraux”
se partagent l’ancien Darfour. Au Darfour septentrional, El Facher, centre
de gravité du peuple four, était jadis la capitale unique de la
province. Aujourd’hui, elle partage cette fonction avec Nyala, en pays
daju, chef-lieu du Darfour méridional, et avec Geweïna, cité
frontalière des Tama et Massalit, au Darfour occidental.
La partie saharienne est vide, le peuplement se concentre sur les plateaux centraux,
autour du Jebel Marra. Ces derniers offrirent un refuge aux peuples autochtones
lors de la poussée des Arabes vers la cuvette du Tchad, au XVe siècle.
Comme, le long du Nil, dans la voisine Nubie, de nombreuses migrations ont touché
cette région à l’histoire toumentée. Les ethnies
actuellement présentes sont le fruit de ce brassage intense.
Les ethnies du Darfour
slamisées progressivement depuis le XVIIe siècle, les ethnies
indigènes (environ 2,5 millions d’individus) restent encore attachées
à certains rites païens ancestraux; une minorité de leurs
membres se rattache au christianisme. Parfois bilingues voire trilingues, les
tribus locales composées surtout d’agriculteurs, restent fonciérement
attachées à leur idiome d’origine. L’arabe, langue
étrangère, mais langue officielle, langue religieuse et de l’enseignement,
gagne du terrain chez les jeunes. Quand ils n’ont pas été
tout simplement réduits en esclavage - pratique encore courante -, de
nombreux aborigènes du Darfour ont essaimé au loin pour gagner
leur pain quotidien. On les retrouve à Khartoum, la capitale, à
Port Soudan, sur la mer Rouge et, plus loin, dans la péninsule Arabique.
Les principaux peuples autochtones sont, du nord au sud :
- Les nomades Zaghawa (300 000) et les Berti, fractions de l’ethnie kanourie.
On retrouve les premiers au Tchad où ils soutiennent le président
Idriss Déby, un Bideyat, lui aussi apparenté à cette même
ethnie. Les guerriers zaghawa sont particulièrement actifs au sein de
la mouvance autonomiste. Le parler berti serait éteint.
- Sur les confins soudano-tchadiens, vivent les Tama (400 000) avec leur fraction
des Mararit.
- Les Four (ou Fur), sont les plus nombreux (800 000) des autochtones de l’Ouest.
Leur royaume musulman dura jusqu’ en 1874 avant d’être conquis
par l’Egypte ottomane. Après l’épopée mahdiste
qui fonda le Soudan arabe moderne, il redevînt autonome de 1897 à
1916. Les Four sont en première ligne face aux tribus arabes et arabisées
expansionnistes.
- A l’est des précédents, vivent des Nubiens, les Midob
et Birgid (30 000), en cours d’arabisation.
- A la lisière du Tchad, sont les Maba, Massalit et Rounga (400 000).
Autour d’Abeche, les Maba représentent l’élément
principal et historique du Ouadaï tchadien.
- Les Dadjo (Daju ou Dago), (600 000) sont pour la plupart musulmans. Ils comptent
des chrétiens en leur sein, catholiques entre autres. Seule Soudanaise
a avoir été béatifiée - en 1992, en même temps
que le Père Balaguer, fondateur de l’Opus Dei ! -, Joséphine
Bakhita était une Dadjo d’Olgossa. Un royaume dadjo domina le Darfour
avant le XVe siècle. Sans compter ceux du Ouadaï, trois groupements
habitent des régions éloignées : les Dadjo de Lagowa, au
Kordofan, les Nyalgulgulé, au Bahr-el-Ghazal et, surtout, les Shatt,
au pays zandé.
- Enfin, à cheval sur la frontière du Centrafrique, on trouve
les restes éparpillés des Bongo (Kara, Binga et autres Kreij)
(30 000 au Darfour). Au XIXe siècle, les razzias des négriers
arabes et turcs firent exploser géographiquement ce peuple en même
temps qu’elles le saignaient démographiquement.
Mêlées aux indigènes ou habitant de façon plus compacte
les régions orientales du Darfour, vivent des tribus nomades musulmanes
et arabophones. Les unes, dites génériquement “Abbala”
et qui élèvent des chameaux, sont formées par d’authentiques
Arabes (Kababish, Hassaniyé et Kawahla). D’autres, issues d’un
mélange de Nubiens, d’Africains divers et d’Arabes, sont
plus ou moins parfaitement arabisées : on regroupe ces éleveurs
de bétail sous l’appellation collective de “Baggara”.
Rizeigat, Seleïm, Ta’aisha, Homr, Hamar, Messeriya, Hemat et Salamat
sont les tribus les plus connues, les deux dernières étant sédentaires.
Constitué d’éleveurs passionnés, l’ensemble
arabophone regroupe peut-être 1,5 million de personnes au seul Darfour.
Pour mémoire, il convient de citer l’existence de la plus orientale
des colonies peules : 150 000 Foulbé habitent sur les confins méridionaux
du Darfour et du Kordofan.
La tragédie du Darfour
Depuis déjà une dizaine d’années, des cavaliers nomades,
appelés “jenjawid”, encouragés et armés par
le gouvernement, attaquent les villages des cultivateurs du Darfour. En quête
d’espace vital pour leurs troupeaux menacés par la désertification
accrue du Nord, l’objectif de ces Arabes et autres Baggara est de chasser
les autochtones pour s’emparer de leurs terres.
Aujourd’hui, de concert avec l’armée gouvernementale, les
milices jenjawid pillent, brûlent, violent avec des violences inouïes.
Elles enlèvent les femmes pour les réduire en esclavage, massacrent
les hommes, chassent les survivants qui s’enfuient sans pouvoir enterrer
leurs morts.
Musulmans comme les peuples contre lesquels ils sévissent, les miliciens
détruisent des mosquées, tuent des leaders religieux musulmans.
Depuis 2003, les rebelles du Darfour, regroupés dans l’Armée/Mouvement
de libération du Soudan (SLM/A) et le Mouvement pour la justice et l’égalité
(JEM), se posent en protecteurs des populations civiles contre les exactions
des jenjawid couverts par le régime.
Ces autonomistes veulent faire sortir leur région de son état
de sous-développement et demandent à Khartoum d’enquêter
sur les crimes qu’ils qualifient de ”nettoyage ethnique”.
Le conflit a fait, dans les trois provinces du Darfour, probablement 30 000
morts depuis une décennie. On compte 1 million de personnes déplacées
à l’intérieur du Soudan et, sans doute, 200 000 réfugiés,
au Tchad voisin. Malgré les protestations internationales, malgré
les menaces américaines d’intervention humanitaire, les miliciens
ravagent toujours les villages non-arabes avec l’appui du pouvoir. Ils
ont même été incorporés dans des unités de
la police soudanaise ou dans les Forces populaires de défense, semi-régulières
et chargées de la protection des zones dites “de sécurité”.
Ces FPD sont le fer de lance de la politique d’arabisation et d’islamisation,
au sud comme à l’ouest. Elles sont le bras armé du Front
national islamique d’Hassan el-Tourabi. Ce chaud partisan d’Oussama
ben Laden est en relative disgrâce, actuellement. On est donc loin du
désarmement réclamé par le Conseil de sécurité
de l’ONU.
Perspectives
Lorsque le ministre des Affaires étrangères soudanais évoque
un réglement du conflit par la fédéralisation de l’Etat,
on se prend à sourire. Depuis 1956, le Soudan n’a eu de cesse de
réduire le poids politique des provinces. De neuf à l’origine,
elles sont passées à dix-huit puis, en 1994, à vingt-six
“Etats fédéraux”.
Sans succès, le pouvoir a tenté de convaincre l’opinion
que ces derniers devaient apporter une solution à la guerre au Sud et
à la marginalisation des zones périphériques. Le Darfour
est ainsi divisé en trois aujourd’hui. Mais dans tous les cas,
que pourrait être un Soudan fédéral alors que cet Etat est
très souvent dominé par un régime militaire et/ou un parti
unique ? Une Union soviétique africaine et islamiste ?
Les nombreuses ethnies et fractions d’ethnies qui composent la population
soudanaise sont dans une impasse politique globale. Ce cul-de-sac ne peut conduire
qu’à des drames, les peuples périphériques. Il plombe
tout autant le développement de l’ethnie nubienne majoritaire (arabophones
et nubianophones confondus).
Les Arabes authentiques sont très minoritaires au Soudan, “Pays
des Noirs”. Les véritables Soudanais sont les héritiers
de l’antique et glorieuse Nubie, pharaonique puis chrétienne. Tant
qu’ils se prendront pour une partie de la nation arabe, aucune évolution
positive ne pourra advenir. On ne peut maintenir réunis des peuples aussi
divers que ceux du Soudan que par la force et la dictature miltaire et idéologique.
Le pouvoir soudanais est au service éminent d’une faible portion
de la population (hiérarques militaires et bureaucrates, grands propriétaires
fonciers), voire d’étrangers (sociétés pétrolières
et agro-industrielles du Golfe). Malgré sa rhétorique nationaliste
arabe, il continue sur la voie tracée par les colonisateurs turcs et
anglais.
L’union politico-militaire des peuples martyrs du Soudan peut se réaliser.
Elle peut confluer avec les secteurs les plus ouverts de l’opposition
proprement soudanaise. Mais pour gagner, elle aura besoin d’un vaste courant
de sympathie à travers le monde. La richesse pétrolière
et agricole du Soudan est une convoitise trop grande pour les grands groupes
monopolistiques. L’exploitation de cette richesse se fera probablement
au détriment des intérêts légitimes de ces peuples
martyrs. C’est le triste constat que l’on est amené à
faire. Puissions-nous être démentis par les événements
!
Jean-Louis Veyrac - décembre 2004