A ces divisions ethniques sont venues s'ajouter d'autres divisions : l'une opposant en bloc les peuples musulmans du nord (c'est-à-dire non seulement les Haoussas mais les minorités peul et les Kanouris) aux ethnies païennes ou chrétiennes du sud. Ensuite dans l'ethnie kwa, une séparation d'ordre régional entre les trois principales tribus : les Yoroubas, les Binis ou Edos (ancien État du Bénin), et les Ibos. Tous ces peuples avaient aussi certaines traditions politiques différentes : États féodaux (Yoroubas, Binis), États féodaux musulmans (Haoussas, Kanouris), sociétés assez primitives à structures plutôt anarchiques.
Les Anglais ont au maximum joué de toutes ces divisions pour opposer encore plus ces peuples, et lorsque l'époque de la décolonisation est arrivée en Afrique, il y a eu un mouvement anti-colonialiste très fort dans les ethnies du sud, et à peu près rien dans les ethnies musulmanes du nord. Ce qui fait que les Anglais ont donné l'indépendance à l'ensemble nigérian en le divisant en trois provinces : Nord, Sud-Ouest, Sud-Est, et en augmentant au maxium la région Nord dominée par les sultans. L'État nigérian indépendant a donc été dominé par ces féodaux musulmans totalement pro-anglais, qui ont joué de l'hostilité entre les différentes ethnies ou tribus du sud. Un des aspects les plus dramatiques a été l'absence d'une conscience nationale kwa, en ce sens que très vite les bourgeoisies qui se sont développées chez les Yoroubas et chez les Ibos ont été en confrontation l'une avec l'autre ; il n'y a pas eu de mouvement national d'unification kwa, et les sultans du nord ont attisé cette hostilité entre les classes dirigeantes des fractions de l'ethnie kwa...
Les Ibos se sont d'abord alliés aux Haoussas pour écraser le mouvement yorouba (dirigé par Awolowo, et qui était peut-être le plus favorable à l'unité pan-kwa). Ensuite, ils ont tenté et réussi momentanément un coup d'État pour abattre les sultans haoussas : cela a été le premier coup d'État au Nigéria, avec égorgement du personnel politique nigérian (Tafawa Balewa, sultan de Sokoto, etc.). Mais très vite les autres populations ont vu qu'on aboutissait à la domination totale des Ibos à la place de celle des Haoussas, d'où réaction à la fois des Yoroubas et des Haoussas, et même d'autres ethnies, contre la domination ibo. En passant sur les massacres de part et d'autre à cette époque, on en est finalement arrivé à la tentative des Ibos de faire un État séparé, le Biafra : État qui comprenait le territoire de la tribu ibo, mais aussi la majeure partie du territoire idjo et la moitié du territoire tivéfik. Ce qui fait qu'il n'y avait, sur ces bases ethniques, aucune espèce de raison pour qu'il y ait un État biafrais dans ces limites plutôt qu'un État niégian, les deux étant tout aussi absurdes. Et on en est arrivé à cette guerre civiledélirante dans laquelle le Biafra était soutenu à la fois par le Portugal, la Chine et la France, et le Nigéria par l'Angleterre et la Russie.
C'était un cas typique où nous ne pouvions prendre parti ni pour un camp ni pour l'autre, les deux étant également à condamner. La seule chose positive dans une victoire du Biafra, c'est que la constitution définitive d'un État séparatiste aurait provoqué certainement des réactions en chaîne dans quantité d'autres États africains (dont les neuf dixièmes sont tout aussi artificiels que le Nigéria). A part ce petit aspect la cause du Biafra n'avait rien de valable. Le résultat est qu'actuellement le Nigéria réunifié (si on peut dire) a adopté une division en 12 régions qui marque un progrès par rapport aux anciennes divisions en 3 ou 4 régions : certaines de ces 12 régions sont à peu près ethniques.
Quant aux éléments de ce conflit traités par la presse, notamment la religion et le pétrole : si l'aspect religieux avait été important, il aurait joué pour tout le sud contre les musulmans du nord, tout au plus a-t-il joué un rôle dans l'attitude de certains États (l'Egypte par exemple) ; pour ce qui est du pétrole, cela n'explique que certaines attitudes de puissances étrangères, rien de plus.
Pour le moment, le mouvement ibo tel qu'il était s'est attiré la haine en particulier des ethnies qu'il voulait annexer au Biafra (c'est-à-dire les deux tiers dudit Biafra). Pour qu'il y ait d'autres développements, il faudrait que se constituent de véritables mouvements nationalistes ethniques dans les différentes ethnies : ce qui semble un peu être le cas chez les Idjos (qui peuplent une partie du delta du Niger) et qui ont obtenu à peu près leur région. Ailleurs, c'est encore extrêmement flou comme dans presque toutes les ethnies noires du continent africain : les prises de conscience nationale sont très embryonnaires...
François Fontan 1971