DISCUSSION ENTRE LE GRAND BEN ET L'HUMBLE MICHEL GIROUD (1994)

Interview réalisée entre Ben et Michel Giroud à Nice Juillet 1994 (corrigée et retranscrite par Ben)

Michel Giroud : Très Honorable Ben permettez-moi, au nom des intellectuels parisiens de vous poser une première question : qu'est-ce que Fluxus ? et d'où vient Fluxus ?

Ben : Fluxus c'est le nom qu'Annie donne à mon trou du cul, mais Fluxus est aussi le nom donné par Maciunas dans les années 62 après Jésus-Christ à un Groupe d'artistes homo-sapiens égoïstes, hypocrites, prétentieux, ruminants qui se croyaient en avance sur les autres artistes encore à l'âge du produit, c'est-à-dire du bronze, tandis que, selon Maciunas, les Homo-Fluxus avaient atteint l'étape du non égo.

Michel Giroud : Très beau Ben puis-je vous demander qui sont ces artistes Fluxus ?

Ben : Les membres de ce groupe d'hypocrites vivent un peu partout dans le monde, et plus spécialement au Japon, en Corée, aux Etats-Unis et en Europe, ils sont une vingtaine sans compter les pseudo, les crypto, les néo Fluxus qui prolifèrent comme des rats aujourdhui. Officiellement rien ne les reliaient entre eux, si ce n'est une certaine façon de concevoir l'art, leurs rapports entre l'art et la vie et les influences qu'ils ont subies.

Michel Giroud : Très intelligent Ben: pouvez-vous nous parler plus à fond de ces influences ?

Ben : le Groupe Fluxus a eu deux grands pères qui leur ont tout appris : l'hypocrisie du Tout est Art et du Tout le monde peut faire de l'Art. Il s'agit de Duchamp et de John Cage car il faut vraiment le reconnaître, sans eux Fluxus n'existerait pas, et plus spécialement sans John Cage de qui j'aime à dire qu'il a fait subir au Groupe deux lavages de cerveau. Le premier au niveau de la musique contemporaine, avec la notion d'indétermination, en faisant croire que tout était musique, l'autre au travers de son enseignement avec l'esprit Zen et sa volonté de dépersonnalisation de l'art.

Michel Giroud : Très lucide Ben vous nous avez éclairé sur qui a influencé Fluxus, éclairez-nous maintenant s'il vous plait sur qui Fluxus a influencé.

Ben : Je ne pourrais pas tous les citer il y en a trop et certains ne le savent même pas. Quand on ouvre aujourd'hui une revue d'art contemporain que ce soit Flash Art, Art Press, Art Forum, Arte Factum, on peut dire qu'I/4 de l'art actuel baigne dans la baignoire nostalgique de Matisse et de Picasso, 1/3 est dans la baignoire de Duchamp et tous les autres sont dans la baignoire de Fluxus. Que ce soit à Vancouvert avec File et General Idea, à Paris avec la Pansémiotique, à Nice avec la Nouvelle Vague, tous sans exception font du sous Fluxus de deuxième zone. Ce sont des crypto, des pseudo, des erzats de Fluxus comme diraient les Lettristes. Et puis même, dans les individualités, des gens comme Dietman, comme John Armleder, Bazile, Kipenberger viennent tous de temps à autre, boire chez Fluxus. Il y a même des Galeries qui se spécialisent dans le sous-Fluxus.

Michel Giroud : Maître que faites-vous des expériences des Pop artistes et Nouveaux Réalistes ?

Ben : Ne nous insultez pas. On a beau être une bande d'hypocrites on ne peut nous comparer à ces artisans reproducteurs de gadjets pour magasins de souvenirs du Pop Art ou du Nouveau Réalisme (exception faite pour Klein et Hains). Entre 1963 et 1965 Fluxus n'a jamais été concerné par l'œuvre d'art formelle, esthétisée et hédonisée.Son «donner à voir" en 1963 consistera dans un premier temps à épuiser toutes les possibilités/limites du «tout est art» et en un second temps à dépasser ce «tout est art» par une attitude Non-art, Anti-art. Ainsi Fluxus dans les années 60 va s'intéresser au contenu de l'art non pas pour en faire mais pour créer une nouvelle subjectivité.

Michel Giroud : En tant que votre humble serviteur puis je vous demander s'ils ont réussi dans cette entreprise.

Ben : Votre déférence mormale envers ma personne et l'obséquiosité presque vulgaire des critique d'art parisiens qui viennent aujourd'hui nous lêcher les bottes sont hélas la preuve de l'échec de Fluxus à atteindre l'état recherché de non art et de non ego.

Michel Giroud : Pourquoi cela Maître ?

Ben : Parce qu'hélas, comme il était facile de le prévoir, 60 % des artiste de Fluxus n'étaient en réalité que des prima donna ne se rendant même pas compte que la dépersonnalisation est une nouvelle forme de personnalité et le non-art un nouvel art, ils sont donc tombés dans le piège de la gloire.

Michel Giroud : Grand Ben vous êtes splendide. Avec vous tout devient limpide.

Ben : C'est vrai que l'inteligentzia artistique parisienne n'est pas encore capable de suivre le cheminement de ma pensée : ils ne peuvent s'empêcher de chercher en Fuxus des produits formels et ne se rendent pas compte que Fluxus en créant à partir de la connaissance de la situation Duchamp (le Ready Made) et Cage (l'indétermination) et acceptant d'avance toutes les formes les a toutes périmées du même coup et fut obligé de partir à la recherche d'une situation post Duchamp.

Michel Giroud : Maître mais vous-même vous fabriquez ce que vous appelez de ces "produits" ?

Ben : Non. Pour moi comme pour deux ou trois autres artistes Fluxus il n'y a là que stratégie du papillon 789,265, et je ne vais pas vous en dire plus.

Michel Giroud : Maître, est-il vrai que c'est vous qui décidez de qui est Fluxus et de ce qui ne l'est pas ?

Ben : Il est normal et logique qu'à partir du moment où je sais ce qu'est Fluxus et où je sais ce qui est important dans Fluxus et que je ne suis pas un hypocrite je sois naturellement mis en position de juger de qui est et qui n'est pas Fluxus.
Prenons le cas de Vostel.
Vostell fait du happening expressionniste, de l'œuvre d'art Pop, du symbolisme lourd et il n'y a rien de ce que j'aime en Fluxus là-dedans. Donc Vostell n'est pas Fluxus
Beuys : dans les feutres et les margarines, il y a de l'art pauvre, ailleurs il y a du vedettariat et de la démagogie politique,
donc Beuys n'est pas Fluxus mais un artiste qui s'est servi de Fluxus.
En ce qui concerne Robert Filliou: Il n'a jamais revendiqué vouloir être Fluxus. Il n'a jamais voulu l'être. Pourtant «la réhabilitation des génies de bistrot» et l'esprit anti-professionnel sont très Fluxus.
La Monte Young : on ne peut parler de Fluxus sans parler de La Monte Young. Je dirais même que c'est l'un des principaux créateurs de Fluxus. Ses compositions de musique 1960, très proches des Events de Brecht sont l'une des clefs de voûte de l'édifice Fluxus.
Walter de Maria était Fluxus lorsqu'il a écrit : Meaninglesswork (travail sans but) en 1960.
RayJohnson : ll n'a jamais été officiellement Fluxus mais possède l'esprit Fluxus (correspondance, anecdotes, etc.)
Henry Flynt : Il est pour moi l'un des penseurs les plus importants de Fluxus. Ses positions anti-art et non-art sont très claires. Surtout lorsqu'il déclare que la seule attitude à avoir envers l'art est une attitude anti-humaine car les données biologiques de I'homme bloquent tout changement positif.
En Europe, d'autres individus tels Thomas Schmit, Arthur Koepke, Eric Anderson, Chieko Shiomi, Takako, Ben Vautier sont par leur attitude envers l'art et leur travail très Fluxus. Ceci dit, par rapport à ce que j'écrivais en 1967, j'ai mis de l'eau dans mon vin et j'ai ouvert une nouvelle chambre Fluxus dans laquelle tout le monde peut rentrer y compris le Pape.

Michel Giroud : Maître vous n'êtes pas tendre avec les autres mouvements, vous n'êtes pas tendre non plus avec les gens de Fluxus.

Ben : Que voulez-vous est-ce ma faute si Beuys est un démagogue, si Vostell est un expressioniste râté, si Paik fait des astuces de technologie, si Yoko Ono ne rêve que de gloire, si Dick higgins se gargarise de ses propres paroles ?

Michel Giroud : Maître je n'ose abuser de votre temps.

Ben : C'est vrai je ne sais pas quoi faire.

Michel Giroud : Je voudrais néanmoins vous demander humblement au nom de tous les intellectuels parisiens de nous éclairer plus sur les apports de Fluxus à l'histoire de l'art.

Ben : D'accord mais veuillez noter car j'ai horreur de me répéter.
Premier apport, L'Event. Lorsque George Brecht arrive et pose des fleurs sur le piano en tant que proposition musicale, c'est focaliser une réalité simple. C'est, dans l'histoire de l'art, le geste limite de «la vie est art». Mais c'est aussi et surtout, en égalisant l'importance des choses, placer l'artiste futur devant une situation non retour de non art.
Deuxième apport. en musique et en théâtre, Fluxus apporte dès 1963 la participation du public à l'action. Non pas une fausse participation, c est-à-dire la comédie qui continue au milieu du public mais un véritable désir du transfert des responsabilités
Par exemple, Benjamin Patterson va déverser dans le public du papier avec lequel le public va devoir réagir
Troisième apport : Le divertissement : un concert Fluxus doit être de la musique contemporaine divertissante. Il trouve que beaucoup trop de musique contemporaine est ennuyeuse, trop dépendante, pour le public, de la nécessité de références historiques culturelles.
Le divertissement dans Fluxus réagit donc contre la culture, redonne à l'art sa fonction primaire (divertir) et relègue la connaissance de l'histoire de l'art au second plan.
Quatrième apport : L'art par la correspondance, le Mail Art. A partir de 1963, à la fois Ray Johnson et George Brecht se serviront de la poste pour transmettre leurs idées, leur vécu, par des petits détails de la vie, subtilités, anecdotes, etc.
Le Mail Art alors est une forme d'anti art et non-art parce qu'il permet le refus de jouer l'artiste de carrière, ceci en évitant de passer par le circuit des galeries d'art, etc.

Michel Giroud : Maître, m'autorisez-vous d'insister sur ma première demande : que contient encore Fluxus ?

Ben : Fluxus contient une attitude envers l'art. C'est un mouvement radical qui remet l'art et parfois l'espèce humaine en question
Fluxus contient "l'Event" de Georges Brecht : par exemple serrer la main de quelqu'un
ou nettoyer son violon
Fluxus contient l'action vie/ musique : faire venir un professionnel du tango pour danser sur scène.
Fluxus cherche à établir une relation entre la vie et l'art,
Fluxus contient le gag, le divertissement et le choc
Fluxus contient de l'humour,
mais Fluxus contient aussi ce qu'il ne voulait surtout pas : de l'ego.
Si Fluxus était une barrique, il serait plein d'égo
Si Fluxus était une voiture ce serait une Mazeratti déguisée en 2 CV ou pour certains une 2 CV déguisée en Mazeratti.
Si Fluxus était une plante grasse il serait un cactus dans le cul de l'art qui se croit beau.

Michel Giroud : Mais alors, Maître, qu'est-ce-que Fluxus n'est pas ?

Ben : Fluxus n'est pas du professionnalisme, du carriérisme
FLuxus n'est pas dans la production obligatoire de produits d'art,
Fluxus n'est pas du pop art,
Fluxus n'est pas du théâtre intellectuel d'avant garde ou de boulevard,
Fluxus n'est pas l'expressionisme allemand,
Fluxus n'est pas de la poésie visuelle pour sténo-dactylos qui s'ennuient.

Michel Giroud : Quel était le but poursuivi par Fluxus ?

Ben : Fluxus voulait changer l'art .

Michel Giroud : Pourquoi au passé ?

Ben : Parce que Fluxus s'est contredit. Les artistes Fluxus ont aujourd'hui la gloire avec leur discours anti-gloire. Fluxus devient ce qu'il ne voulait pas être : des produits, de l'importance, peut être même pour certains un "star system".

Michel Giroud : Grand Ben votre humble serviteur aimerait savoir s'il y a d'autres mouvemens qui ont travaillé dans le même sens que Fluxus.

Ben : avant 1963, le Bauhaus et Dada sont les seuls qui se sont approchés de nos préoccupations.


Michel Giroud : Est il vrai que les artistes Fluxus boivent ?

Ben : Certains d'entre eux oui. Que voulez-vous qu'ils fassent après avoir eu la révélation du tout possible ?

Michel Giroud : Est-il vrai que Fluxus a travaillé pour les services secrets ?

Ben : oui les Services Secrets s'intéressent à Fluxus parce que
la théorie du chaos donne Fluxus seul gagnant de la prochaine guerre thermonucléaire.
N'oublions pas que Fluxus est le seul mouvement à avoir proposé de rechercher une machine à voyager dans le temps à partir de fromage de chèvres et qu'il est le seul mouvement cherchant aujourd'hui à rentrer en rapports avec des extra-terrestres pour remplacer l'espèce humaine défaillante.

Michel Giroud : Vous exagérez Monsieur.

Ben : Je vous emmerde

Michel Giroud : Maître moi je vous pisse au cul.

Ben : Sale critique d'art ! Puis-je vous conseiller, ainsi qu'aime à le faire Xavier Girard à ceux qui l'ennuient, d'essayer de faire de la marche à pied ?

Michel Giroud : Maître tout le monde écrit aujourd'hui sur Fluxus qui a raison ?

Ben : Tout le monde a raison
Ceux qui disent que Fluxus est devenu du gargarisme et de la boursouflure ont raison.
Ceux qui disent que Fluxus est devenu de l'archéologie muséale
ont raison
Ceux qui disent que Fluxus est le mouvement le plus radical des années 60 ont raison.
Ceux qui disent que Fluxus est composé d'une bande d'enfants gâtés ont raison
Ceux qui disent que Fluxus va changer non seulement l'art mais la politique ont raison


Michel Giroud : Ca fait plus d'une demi-heure que je vous pose des questions, Maître

Ben : Oui, vous me devez 2.500 Dollars. Mon temps est à 10 $ la minute.

Giroud : Je m'en fous c'est Beaubourg qui paye, j'aimerais vous poser encore une question. Fluxus a-t-il un avenir ?

Ben : Fluxus est un trou de souris ouvert sur le changement.
Ce trou de souris va amener un jour la fermeture du Louvre, de Beaubourg, de l'Opéra de la Bastille, et permettre ainsi à Belleville, Bendejun, Toulouse de respirer.
Fluxus voudrait aussi obliger tous les speakers à la télévision de présenter leurs informations à poil et ce n'est qu'un début ...

Giroud : Mais Maître quel rapport entre Fluxus et présenter les informations à poil ?

Ben : Votre naïveté m'atterre. A partir du " tout est art " il est clair que Fluxus doit s'occuper aujourd'hui du monde et empêcher que Paris soit rasé ou que la désinformation gagne du terrain..

Michel Giroud : Maître comment se fait-il que Fluxus France soit né et ait prospéré à Nice et pas à Paris ?

Ben : C'est simple Paris est dévoré par le cancer de l'ethnocentrisme et n'a jamais pu pas plus hier qu'aujourd'hui ôter son regard de son nombril.

Michel Giroud : Alors vous considérez Nice comme le centre Fluxus en France ?

Ben : Pas Nice mais Bendejun est le centre français sinon européen de Fluxus. C'est d'ailleurs l'emplacement idéal pour créer un grand musée Fluxus. Pourtant je suis contre cette idée car ce serait tomber dans le travers du musée nécropole. Je verrais plutôt une Tour de Babel où chacun viendrait construire comme il veut, ce qu'il veut, les uns sur les autres le tout s'enchevêtrant dans des couloirs Mad Max, pour atteindre l'unité dans la diversité.

Michel Giroud :
Mais vous devenez lyrique !

Ben : Non chaotique

Michel Giroud : Sans vouloir vous contredire Maître, Fluxus est un mouvement universaliste. A la fois dans son esprit et dans sa réalité physique puisque on y trouve des anglais, des américains, des écossais, des japonais, des suédois, des lithuaniens, par contre vous vous êtes ethniste. N'y-a-t'il pas là contradiction ?

Ben : Bof vous ne comprenez rien. L'art gréco-Romain et La francophonie sont universalistes. Ils cherchent à imposer à tous une même esthétique, une même langue. Cet universalisme je le combats . Mais quand Duchamp dit " tout est art" et Fluxus "la vie est art" cet universalisme accepte les différences, il accepte la diversité. C'est le droit d'être Fluxus à Nice ou chez les Dogons il peut se passer des centres. En fait il est le ver dans la pomme de l'universalisme impérialiste


Michel Giroud : Question très importante Maître comment Fluxus est-il arrivé à Nice ?

Ben : Bien que cela m'ennuie je veux bien vous le retracer mais ne m'interrompez pas sinon je perds le fil de mes idées.
J'habite Nice depuis 1949 et je fais de l'art dit "d'avant garde" depuis 1958. En 1962 je fais la rencontre de Spoerri qui aime mon travail d'appropriations et qui m'invite à participer une exposition à Londres à la galerie One "les Misfitts". Lors de cette exposition je rencontre Georges Maciunas avec qui j'ai deux grandes discussions.
Maciunas me parle pour la première fois de Fluxus et surtout d'un artiste nommé George Brecht qui habite New Jersey et qui, me dit Maciunas, contrairement à Yves Klein, à moi et aux artistes européens n'est pas intéressé par la gloire. Ca me semble incroyable. Je lui demande ce que fait cet artiste. Maciunas me dit : il cligne de l'oeil, il boit un verre d'eau et sort en fermant la porte. Ce sont là ses oeuvres. Il expose les détails de la vie.
Parce que celà me semblait représenter un extrême en art, je fus très impressionné.
Maciunas m'expliqua alors que George Brecht avait été l'élève de John Cage, un maître à penser post Duchamp. Ce fut pour moi la révélation Cage.
Fasciné par ce que me disait Maciunas je lui demandais de passer à Nice me voir. En son honneur j'organiserai un spectacle Fluxus.
A Nice, ma vie artistique de l'époque était très impliquée avec le théâtre. Il y avait trois ou quatre troupes de théâtre et chacune cherchait à démontrer à l'autre qu'elle était la plus nouvelle. Pour l'arrivée de Maciunas en 1963 à Nice je décidais de louer le Casino Municipal et de donner un concert Fluxus très spectaculaire. Mais quand le directeur découvrit que j'anonçais le dynamitage du piano il annula la représentation et nous dûmes en catastrophe louer l'arrière salle de l'Hôtel Scribe. Là, dans cette petite salle nous avons réalisé un spectacle Fluxus d'une vingtaine de pièces avec, comme spectateurs, Lepage, Robert Erébo, Bozzi...Mais Maciunas n'était pas satisfait Il trouvait la représentation trop élitique et voulut qu'on aille jouer des pièces Fluxus dans la rue. Je l'amenais donc au café Le Provence et sur la terrasse nous réalisâmes une dizaine de pièces de rues. Ensuite, toujours dans le cadre de ce festival 1963 je traversais le port de Nice à la nage et signais le marché aux puces de Nice, "oeuvre d'art ouverte".
Ce festival enclencha une fièvre créative à Nice et tous ceux qui furent atteint par le virus Fluxus se réunirent : Robert Erébo, Pontani, Serge III, Robert Bozzi, Dany Gobert, Annie. On fonda le Théâtre Total et on loua la salle de l'Artistique pour réaliser une série de représentations choc.
Je me souviens entre autres du spectacle "Réalité" en Janvier 1964 et "Quelque chose" en Mars 1964.
Fin 1964 je décidais d'aller rencontrer personnellement George Brecht et je partis pour New York.
A New York je jouais des pièces Fluxus dans le loft de Maciunas avec George Brecht, Dick Higgins et Alison Knowles et je rencontrais surtout Henry Flynt qui me fit une grande impression
De retour à Nice, je réalise, toujours avec le Théâtre Total, deux nouveaux concerts Fluxus avec des nouvelles pièces du répertoire joué à New York et j'apprends à organiser un spectacle à partir du principe de Maciunas qui considérait qu'il fallait qu'un concert Fluxus soit une suite d'une trentaine de petites pièces d'une à deux minutes chacune sans place pour l'ennui. Le divertissement était une notion très importante pour lui. En 1965 je pars pour Paris en 2 CV pour participer au 1er Festival de Libre Expression au Centre Américain invité par Jean Jacques Lebel. J'avais droit à deux soirées. Dans l'une je jouais "Publik" et dans l'autre une suite de pièces Fluxus.
Il faut dire qu'à Paris à l'époque ils n'avaient jamais assisté à un véritable concert Fluxus ils en étaient restés à la poèsie visuelle. Entre temps nous avions rodé le spectacle Fluxus avec une centaine de pièces à notre répertoire. Serge III et moi avions été invités à donner un concert à Pragues en 1964.
En 1966, croyant y trouver une vie plus facile et tranquillle George Brecht et Filliou avec Marianne, Marcelle et Dona Joe Jones, vinrent s'installer à Villefranche qui est à une dixaine de kilomètres de Nice. Leur espace c'est La Cédille qui Sourit (à cause de la forme de la baie de Villefranche). Ils apportent avec eux une autre facette de Fluxus que je connaissais moins. Mais ça c'est une longue histoire avec ses hauts et ses bas et
je pourrais parler pendant 100 pages de Fluxus à Nice et en France, du Concert Fluxus que je réalisais en 1966 à la Cédille qui Sourit, de l'exposition-tournée des bistrots que nous réalisâmes à la Galerie A, à Nice "Le litre de Var Supérieur coûte 1F66" avec Filliou et George Brecht pour la venue d'Alisson Knowles et Dick Higgins.., le Hall des Remises en Question en Décembre 1967 avec toute l'équipe de la Cédille qui s'apprêtait à quitter Nice après la "Banqueroute" ... etc etc. Si vous voulez que je continue il faut me cirer les godasses

Michel Giroud : Parmi tous les membres de Fluxus qui après vous et d'après vous sont les plus importants ?
Ben : George Brecht et Maciunas restent pour moi les plus importants. George Brecht parce qu'il en est le plus grand créateur et Maciunas pour les raisons suivantes :
- il avait le sens de l'histoire
- il avait compris l'importance de George Brecht et de l'Event
- il est le créateur du concert Fluxus par rapport à la performance ou à l'événement
- il est le créateur de la notion de divertissement et du gag dans la musique contemporaine
- il fait une tentative OPA de non art et de mas-art en s'illusionnant sur le fait qu'il pourrait éliminer l'élitisme dans l'art à travers une forme de marchandising. Ce qui n'a pas marché, ni pour le Bauhass ni pour Fluxus.

Giroud : Dernière question Maître : que pensez-vous de cette expo "Hors limite" à Beaubourg ?

Ben : Que voulez-vous que je pense d'une expo qui vient 30 ans après ? Ca ne peut être que pitoyable. D'ailleurs, le titre même de cette expo est un titre fourre-tout, bâteau Un titre qui mélange tout : Fluxus, la performance, le Lettrisme.., etc c'est-à-dire des mouvements et des individus qui n'ont rien de commun entre eux.
J'ai bien peur que cette expo ne soit une entreprise des ethno-centristes parisiens incapables entre 1963 et 1970 de reconnaître qu'en dehors de Paris, à Nice et à Villefranche il y avait un mouvement de créativité important. N'ayant pas non plus réussi malgré tous leurs efforts à l'occulter et s'apercevant aujourd'hui qu'ils ont loupé le coche de Fluxus et sont en train de se faire doubler par New York, Minnéapolis, Tokyo, ils veulent rattraper le coup en noyant Fluxus France dans la soupe parisienne de la poèsie et de la performance.

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