BEN PAR CATHERINE MILLET (1972)
ENTRE DUCHAMP ET L'ART CONCEPTUEL
Voilà une douzaine dannées que Ben se manifeste, depuis Nice, par gestes, prises de position, déclarations, publications, appropriations, envois dobjets, écritures sur tableaux, happening, etc. Limportance historique de cet ensemble dactivités fait de lexposition chez Daniel Templon, sa première exposition individuelle à Paris, un événement. Pour la même occasion, il sort un livre où se trouvent consignés toutes ses idées et ses projets dans le domaine de lesthétique, de la poésie, du théâtre, du cinéma, de la musique.
Comme il arrive dans le cas de démarches marginales, luvre de Ben ne peut faire l'objet dinterprétation complète quà la lumière de la plus récente actualité. Assimilé à ce quon appelle, à tort ou à raison, lécole de Nice, il sest pourtant toujours très nettement distingué des Nouveaux Réalistes que lexpression désigne principalement. Lhéritage de Duchamp les marque tous, mais alors que Klein se spécialise dans lappropriation des éléments naturels, Arman dans lappropriation des éléments industriels, Martial Raysse dans le folklore des Prisunic, et quils finissent par utiliser lobjet comme d'autres avaient utilisé la peinture, Ben préserve la rigueur interrogatoire du geste de Duchamp. Pour cette raison, ceux qui aujourdhui ne considèrent une démarche que pour les problèmes fondamentaux quelle pose à lart (et non pas simplement formels ou esthétiques), privilégient le travail de Ben uniquement consacré à une étude des motivations de lartiste, à ce quil résume à lego.
A propos de Duchamp
« On ne peut pas dire clairement si lattitude de Duchamp est dépassée ou pas, mais lattitude de Duchamp doit être dépassée. Et cest notre cancer. Duchamp est une barrière quil faut passer. Par exemple, je crois que le Nouveau Réalisme ny est pas parvenu. Le Nouveau Réalisme a pris le ready-made, il la embelli, hédonisé, mais il na pas dépassé Duchamp. Même chose pour John Cage, pour le happening. Comme le Nouveau Réalisme, le happening a pris Duchamp, la spectacularisé, la vernis, sans plus. Mais levent, à la manière de George Brecht, levent qui nest pas il faut insister là-dessus un happening, a peut-être amélioré Duchamp, ou même est peut-être allé plus loin. Un jour jai aussi posé à George Brecht cette question de savoir si Duchamp avait été dépassé ou non. Il ma dit : "Duchamp a pris un porte-bouteilles et la mis sur un piédestal. Il la exposé en tant quuvre dart. Moi, je prends un porte-bouteilles et je men sers". Disons que Duchamp a montré lobjet pour dire "tout est art", mais quil na pas montré la réalité qui était de lautre côté de lobjet. Tandis que George Brecht, léquipe Fluxus et moi-même, nous avons dit que lon pouvait aussi se servir du porte-bouteilles, cest-à-dire ce qui se passe dans la vie quotidienne. »
Ce nest peut-être pas schématiser de façon trop artificielle que de distinguer deux filiations dartistes qui, depuis le début du siècle, ont entrepris linvestigation de leur propre activité. Les constructivistes, leurs descendants contemporains du Minimal Art et, en rupture du formalisme, les artistes conceptuels appliquent une méthode linéaire et déductive. Elle consiste en une analyse du langage de lart, épuré de lanecdote, de lexpression, de la représentation, afin den cerner au mieux la spécificité.
Mais nous reconnaissons aussi quen leur temps, une roue de bicyclette, un urinoir et un porte-bouteilles aient soulevé autant de problèmes quant à lart quun carré noir peint sur fond blanc. Aussi devons-nous considérer les moyens très différents employés par le dadaïsme dont les happenings, les artistes du groupe Fluxus, Ben sont des héritiers assez directs. Ceux-ci procèdent par gestes et, apparemment, en provoquant des événements circonstanciels. Ces gestes, dans leur excès, leur subversité, leur ironie, sapent les conditions nécessaires à lart : le contexte artistique, etc. Lorsque George Brecht transporte une chaise dans une galerie pour que lon sen serve (à la différence de Duchamp), comment savoir où commence luvre dart, le geste artistique, par rapport à la réalité, à lusage ordinaire de cette chaise, dautant plus que George Brecht se refuse à déclarer ouvertement quil agit en tant quartiste ? Dans le cadre de ce quil appelle « lArt Total », Ben prolonge donc le geste de Duchamp. Ben na pas simplement signé toutes sortes dobjets (trouvés par hasard), mais aussi des sentiments, des événements, des valeurs abstraites
Ben a signé Dieu, de faux Martial Raysse, des maladies, lAfrique, la Bibliothèque nationale, la catastrophe dAgadir, celle de Fréjus, la fin du monde
Mais lappropriation selon Ben, comme selon Duchamp, nexprime rien, au contraire des mouvements qui ont suivi ce dernier, Pop Art et Nouveau Réalisme. Duchamp tentait un choix dépersonnalisé ; chez Ben, cest le quantitatif (Ben a signé Tout) qui annihile le qualitatif. Lorsque Ben signe Dieu, il ny rattache pas une littérature pseudo-mystique comme laurait fait Klein. Ce geste, dans son exagération et sa répétition, dénonce précisément les abus conventionnels de lart. Les gestes de Ben, appliqués systématiquement, sont à comprendre comme une méthode.
A propos de lego
Si Duchamp a soulevé lun des problèmes fondamentaux de lart, il est pourtant, selon Ben, un axiome commun à tous les asrtistes et auquel il na pu échapper, à savoir quun artiste nagit que pour saffirmer lui-même à lencontre des autres artistes. C'est au niveau de ce problème, de la place prépondérante accordée par lartiste à son ego que Ben situe son action dénonciatrice.
« Rembrandt a trouvé un truc pour la gloire, Ingres a trouvé un truc pour la gloire, Duchamp a exposé un porte-bouteilles pour la gloire
Et voici exposées des idées de Ben pour la gloire. Donc, cela ne change rien. Que faut-il faire pour apporter du neuf, dans le fond ?
changer lego, cest-à-dire lhomme
mais comment ? Il y a plusieurs chemins. A partir de lapplication dune thérapeutique sexuelle nouvelle jusquà la destruction de la race humaine (dans lespoir de voir celle-ci céder la place à une autre espèce de vie non ego). Mais pourquoi lart et pas la science ? Parce que cest dans lart quon a atteint le premier cul-de-sac. Depuis que tout est art et depuis que faire du nouveau nest plus la même chose, et parce que la recherche du nouveau en art ne peut sarrêter (pour des raisons dego), cest lart daujourdhui qui est amené à proposer la transformation de lhomme. »
Cette réflexion sur la nature de lartiste est précédée dune réflexion sur lesthétique. Ben y substitue le critère du nouveau au critère du beau. Une uvre ne nous surprend, ne nous séduit, que parce quelle bouscule ce que lon admettait jusqualors de luvre dart ; le beau nest pas une valeur intrinsèque à luvre dart, il se confond avec le nouveau et se définit par rapport aux créations précédentes. Or, le nouveau sassimile au style : cest la manifestation de la personnalité de lauteur et son affirmation. Le style, par lequel un artiste entend se distinguer des autres, est le produit dune agressivité fondamentale de lhomme qui, de façon la plus évidente au cours de lhistoire de lart que dans dautres domaines, a une actrion motrice. Dans nimporte quelle uvre, il y a ce qui est montré et il y a ce que les spectateurs ne voient pas la jalousie, les bagarres, le désir de gloire de lartiste, et tout ce que le tableau contient de potentiel émotif du moi , le vrai message finit par être : "Regardez-moi je suis meilleur que
" Moi, ce qui mintéresse de montrer, cest tout le contenu ego du tableau.
Ben réduit les motivations de lartiste à leur plus stricte nécessité. Aussi son activité est-elle moins concentrée sur une étude de lobjet dart que sur une étude de la personnalité de lartiste, la méthode de Ben consiste à mettre en évidence et à faire jouer le mensonge (la mystifiation) artistique et en même temps à dénoncer ce mensonge. Parfois, cette dénonciation se fait delle-même, aboutissement dune exagération de Ben dans son comportement dartiste. Dautres fois, il entreprend consciemment la critique de sa propre activité. Par exemple, son exposition à Vence, présentée comme une rétrospective, contenait en grande partie une critique de lexposition elle-même. De nombreux tableaux de Ben "fonctionnent" de cette façon, en portant leur propre contradiction. Ben a réalisé des tableaux tels que : "Lart est inutile, rentrez chez vous", "Arrêtez de perdre votre temps, regardez autre chose", et aussi "Regardez ailleurs", "Imaginez autre chose"
Si Ben prend les plus grandes libertés, ce nest quen regard de lart et de son histoire (il a dailleurs signé des faux, anti-daté quelques uvres) pour en contredire les lois (dans les cas cités, les critères doriginalité et dantériorité.
La vérité
A propos de lexposition chez Daniel Templon : « Lune des idées maîtresses de lexposition sera la vérité parce que je crois que la vérité, par rapport à luvre (son prix, sa couleur, sa grandeur, etc.) et la vérité par raport à lacte de création (grenouillage, jalousie, problème de lego, ambition) peuvent changer lart si on les énonce
Jai opté pour la vérité, car dire et proclamer la vérité comme un abcès ».
La notion de vérité précise la nature des idées et des gestes de Ben que celui-ci utilise comme une méthode. Déjà, lorsque Ben sassocie à George Brecht déclarant que Duchamp devant un verre deau laurait posé sur un socle tandis que lui le boit, il sagit de montrer la vérité à propos de ce verre deau, son appartenance à la réalité que Duchamp a contribué à grossir le mensonge artistique, mais il ne la pas avoué. Une "vérité" de Ben y parvient. Ben dresse de longues listes où tout ce quil rencontre dans le milieu artistique, personnalités et relations entre ces personnes, se trouve démystifié. Derrière luvre et la valeur de chacun comme en ce qui concerne lui-même, Ben découvre le dénominateur commun, égoïste et agressif. Il est évident que Ben nest pas dupe de la notion de vérité, que celle-ci nest pas un but idéaliste auquel tendrait son uvre. Simplement, le systématisme de son application à toutes les conventions qui maintiennent le statut de lart et de lartiste agit comme agissait le systématisme de "lart total". Elle maintient un état continu de remise en cause. Ce nest certes pas la première fois que lart traverse de tels états critiques, mais ces états, jusquà présent, aboutissaient à laffirmation dune nouvelle doctrine, dune nouvelle esthétique. Lattitude de Ben, au contraire, est lune des rares à avoir opté pour une permanence de cet état critique, un refus de déboucher sur un ordre nouveau. En cela, il réflexive, des artistes conceptuels.
Catherine MILLET 72
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